Après Ciboulette de Reynaldo Han, François Roussillon et son équipe réalisent ici une captation exceptionnelle du Fortunio d’André Messager. Le montage est remarquable.
La caméra, fluide, rythme de la musique. On retrouve, intacte, l’émotion ressentie par les spectateurs lors de la création en 2009 puis de la reprise en décembre 2019 (voir le compte rendu de Claire-Marie Caussin). Bel hommage au Théâtre de l’Opéra Comique qui a su engager, au fil des années, des équipes talentueuses capables de redonner vie au répertoire qui lui est propre et qui n’aurait jamais dû quitter l’affiche.
Messager s’est inspiré du Chandelier d’Alfred de Musset. Il se sentait très proche de l’esprit de l’écrivain, de sa mélancolie comme de sa légèreté, et de son élégant libertinage non dépourvu de cruauté. Musset, adolescent, avait lui-même été un « chandelier », cette personne sur laquelle on détourne la jalousie d’un mari pour cacher le jeu d’un amant. Dans la ville de garnison où se déroule l’action, Jacqueline, l’épouse du notaire, a engagé à cet effet le jeune Fortunio pour égarer les soupçons de son époux, et cacher sa liaison avec le dragon Clavaroche. En apprenant le rôle qu’on lui fait jouer et le piège qu’on lui tend, Fortunio perd ses illusions, mais ne désarme pas et fait découvrir à Jacqueline ce qu’est le véritable amour. Messager, ami de Debussy, de Fauré et de Reynaldo Hahn, a composé là un chef-d’œuvre, créé à l’Opéra-Comique en juin 1907, et son talent de mélodiste et d’orchestrateur fait merveille.
Le spectacle est confié au couturier Christian Lacroix et à deux éminents pensionnaires de la Comédie Française : Denis Podalydès qui signe une mise en scène au plus près du texte et de la musique, passionnante de bout en bout, et Eric Ruf qui a conçu un décor sobre et superbe, dans lequel se détache la beauté exceptionnelle des costumes.
© Stefan Brion
Le rideau se lève sur la place de l’église de la petite ville, un dimanche d’hiver avant l’office. Messager, après son opéra-comique de 1890, y retrouve les clercs de la basoche menés par le sympathique Landry (l’excellent baryton Philippe-Nicolas Martin). Le jeune Fortunio, à peine débarqué de sa campagne pour rejoindre leur équipe, chante son peu de foi dans le bonheur et installe d’emblée l’œuvre dans une mélancolie dont elle se départira uniquement dans les scènes de chœur et celles où le mari jaloux et le fanfaron Clavaroche mènent le jeu. A l’écran les solistes de l’ensemble Les Eléments sont des caricatures de Daumier, tout comme Franck Leguérinel barbon bouffe à souhait et le fringant Jean-Sébastien Bou, très en voix. Dans le rôle-titre, le ténor Cyrille Dubois est exceptionnel. Bouleversant dès son premier air comme dans sa fameuse chanson sur le texte de Musset. Un timbre rare aux « messa di voce » et aux pianissimi émouvants. Au troisième acte, c’est un ténor vaillant, aux aigus éclatants, qui déclare sa flamme et son désespoir. Ce sont les mêmes qualités qu’on retrouve chez la soprano Anne-Catherine Gillet dans le rôle de Jacqueline, (timbre cristallin, émission homogène, diction parfaite) qui passe de la légèreté du début au dramatisme du dernier acte avec la même assurance. Dans le décor réduit à une épure, il faut voir à l’écran les visages rayonnants de ce couple ! Artisan essentiel de ce succès, Louis Langrée, à la baguette, nous fait entendre un Fortunio époustouflant qu’on semble découvrir, tant l’Orchestre des Champs Elysées flamboie, sous sa direction, en une richesse de couleurs, de nuances et de phrasés lumineux.