42 ans après une première tentative dans Hippolyte et Aricie (1), on n’attendait pas à nouveau Placido Domingo dans un ouvrage baroque. Et pourtant, à 67 ans, le ténor espagnol vient encore de démontrer son extraordinaire versatilité et sa miraculeuse fraicheur en ajoutant avec succès un 130e rôle à son impressionnant répertoire.
Le pari n’avait rien d’évident et la réussite de Placido n’en est que plus exemplaire : car son Bajazet n’est pas une simple curiosité, mais une indéniable réussite. Certes, le rôle de Bajazet n’est pas le plus ardu qu’Haendel ait composé, du moins si l’on se fie aux interprétations modernes (2), mais l’apprentissage d’un style aussi particulier, la capacité à vocaliser avec une réelle souplesse (même si certaines difficultés techniques sont sans doute évacuées), la mémorisation d’un rôle complexe, tout cela force le respect. Surtout que le chanteur n’a rien perdu de ses qualités habituelles. Dramatiquement Domingo campe en effet un Bajazet d’anthologie, avec une scène de mort quasiment sublime (on songe à celle d’un autre ottoman, Otello). Vocalement, le timbre est de bronze, variant les couleurs et alternant l’urgence ou le legato avec une rare intelligence.
Autour de lui, le Teatro Real a réuni une distribution de chanteurs habitués de ce répertoire. A la scène, ceux-ci pâlissaient un peu devant les moyens éclatants de Domingo. Mais grâce à une prise de son appropriée, les balances entre les différents pupitres sont heureusement équilibrées.
Ainsi Monica Bacelli, plus proche du mezzo que du contralto attendu (le rôle avait été composé pour Andrea Pacini, alto-castrato), et dont le registre grave avait un peu de mal à passer la fosse, nous fait profiter ici de son timbre somptueux.
Sara Mingardo séduit en Andronico, rôle également destiné initialement à un alto-castrato : les couleurs sont variées et le personnage, d’une grande sensibilité, est crédible. Ingela Bohlin est correcte vocalement, quoique un peu « verte ». Dans le rôle moins bien servi d’Irene, Jennifer Holloway se montre bonne actrice et fait étalage de moyens imposants. Seul bémol vocal, le Leone de Luigi De Donato moyennement à l’aise dans l’aigu.
La production de Graham Vick est propre, élégante et évite le statisme de certaines mises en scène d’ouvrage de cette période. La réalisation vidéo soutient l’attention, avec des plans variés et un montage soigné (on regrette toutefois quelques gros plans sur le chef pendant les da capo, comme si celui-ci était l’objet des discours enflammés des chanteurs !). Les costumes des protagonistes contrastent heureusement par leur exubérance avec le blanc éclatant du décor.
A la tête de l’orchestre résident, Paul McCreesh fait des miracles pour alléger les sonorités et retrouver des teintes baroques : il y parvient largement, ne faisant nullement regretter l’absence d’une formation sur instruments anciens.
La captation vidéo est remarquable, l’édition Blu Ray (3) lui donnant un relief étonnant : il s’en faut de peu pour que l’on s’imagine être assis au premier rang du Teatro Real.
Au global, une magnifique réalisation d’ensemble dont peut espérer qu’elle amène le public traditionnel de Domingo vers le répertoire baroque … et inversement.
Placido Carrerotti
1. Domingo interpréta ce rôle en 1966 à Boston ainsi qu’au New York City Opera. On peut retrouver l’écho de cette dernière série de représentations grâce à un enregistrement live de celle-ci.
2. Son créateur, Francesco Borosini est un des rares ténors à avoir pu rivaliser avec les castrats en termes de popularité : il est donc probable que sa virtuosité, alliée à un registre ample dépassant les deux octaves, lui permettait des variations spectaculaires par rapport à la partition ; le ténor était également réputé pour ses talents d’acteur : c’est pour lui que la scène de la mort de Bajazet fut ajoutée à la première mouture du livret
3. L’édition Blu Ray (en deux disques) est même un peu moins chère que l’édition DVD (en trois disques pour un contenu identique)