A l’exception d’œuvres rares et de quelques « live », j’écoute rarement de disques, ne trouvant pas au studio l’excitation et l’urgence de la représentation. Dans les années 80, on trouvait au Phonographe ou chez Papageno des enregistrements « privés » de représentations récentes, mais ils étaient hors de prix (environ 80 € d’aujourd’hui pour un coffret de 3 disques, souvent mal captés et dans un pressage crachotant). Chez Papageno également, une copine de la patronne vendait des cassettes aux habitués, enregistrements proposés sous le manteau, avec une lippe gourmande et un regard aguicheur (qu’est devenue cette inestimable collection ?). C’était le quartier qui voulait ça : à l’issue d’un récital au Théâtre Mogador, Renata Scotto proposa à ses admirateurs de la rejoindre dans sa loge avec un « Vous monteeeeeez ? » qui fit bien rire l’assistance. Le Metropolitan Opera faisait la chasse à ces enregistrements. Dans certains cas, la distribution réelle était même légèrement altérée pour passer entre les gouttes et on vous expliquait oralement que telles Vespri siciliani étaient dirigées en réalité par James Levine et non par Nello Santi. Sinon, les passionnés s’échangeaient des repiquages de cassettes : la somptueuse captation radio s’étiolait au fil des copies que nous écoutions pourtant religieusement.
Tout ceci pour dire que je ne connaissais pas grand-chose de James Levine avant de commencer à fréquenter régulièrement le Metropolitan Opera au début des années 80. A l’époque, on y faisait la queue pour les places debout le dimanche matin (puis le samedi). La file d’attente avait, elle aussi, son chef d’orchestre : l’inénarrable Helen Quinn. Entre deux appels, on allait prendre un café pour se réchauffer, ou l’on restait à discuter avec les autres passionnés. C’est là que j’ai entendu pour la première fois la rumeur : James Levine faisait ses délices de petits enfants. On disait aussi qu’il pratiquait des orgies musicales, jouant du piano, nu au milieu de jeunes éphèbes. De la musique de chambre, évidemment. J’avoue que j’écoutais ces histoires sans trop y croire, d’autant qu’elles faisaient sourire la plupart des personnes présentes. D’ailleurs, les files d’attentes parisiennes avaient elles aussi leur lot de fêlés, et l’un d’eux m’avait même affirmé sans rire que Montserrat Caballé était lesbienne, et qu’elle couchait avec Ruth Falcon (ce qui aurait sans doute étonné les époux respectifs des intéressées). Avec le temps, la légende se corsait : telle cantatrice afro-américaine se chargeait de recruter les petites victimes dans Harlem et alimentait le monstre. C’était sûrement ce qui expliquait sa présence sur la scène du Met, une usurpation de la place due à Roberta Peters ou Lily Pons. Un Juif homosexuel pédophile, des Noirs rabatteurs, des arrangements sordides en coulisses, et le Met « qui savait » mais qui ne faisait rien ? Abracabrantesque et je n’y pensais plus.
Depuis cette époque, j’ai entendu Levine diriger plus de 70 fois au Met, beaucoup moins en Europe. Sa présence sur le podium était la garantie quasi assurée d’une grande soirée, souvent même d’une représentation exceptionnelle. Il y avait peu de ratés, même s’il y en avait parfois (rarement) : je me souviens en particulier des adieux de Pavarotti où le pauvre Luciano avait bien du mal avec les tempi exagérément alanguis du chef américain. Massif, coloré, dramatique, urgent, le Verdi de James Levine était généralement superlatif. Son Puccini était parfois un peu indulgent avec les beautés orchestrales des partitions (il faisait sonner Turandot comme personne), mais sa Suor Angelica était aussi à faire pleurer les pierres. Le belcanto lui était étranger : il aura certes dirigé avec vivacité pas mal d’ouvrages bouffes (notamment de sublimes séries de l’Elisir d’Amore avec Luciano Pavarotti ou Alfredo Kraus) et il aura mis La Cenerentola au répertoire du Met pour Cecilia Bartoli, mais, à part une série de Norma (Renata Scotto, Plácido Domingo, Tatiana Troyanos) et une autre de Lucia di Lammermoor (avec Natalie Dessay), le belcanto dramatique ne semble pas l’avoir intéressé outre mesure. Sous son règne, le répertoire de l’institution new-yorkaise aura peu varié (mais il faut dire qu’il était déjà immense). Levine aura quand même été le premier à y diriger de rares Verdi (Stiffelio ou I Lombardi), la version en cinq actes de Don Carlo, Benvenuto Cellini, Francesca da Rimini, des œuvres plus récentes (Rise and Fall of the City of Mahagonny, Moses und Aron, Porgy and Bess, ou encore Lulu). De ce dernier ouvrage, il se disait que l’orchestre aurait bien été incapable de le jouer correctement avant que Levine ne le prenne en main en 1971, et ne le fasse progresser à son niveau d’excellence actuel. Levine aura assuré également quelques créations contemporaines, tels les excellents Ghosts of Versailles et le soporifique Great Gasby. Les Mozart de Levine se fichaient complètement des avancées des chefs baroques : c’était ce qu’on pourrait appeler un style « traditionnel », jamais dépourvu de vivacité toutefois, atteignant une sorte de perfection lors de ses passages à Salzbourg. On doit également à Levine d’avoir créé au Met La Clemenza di Tito et Idomeneo. Wagner était l’autre grande affaire de Levine et il y était monumental. Ses tempi parfois lents (mais pas dans le Fliegende Hollander par exemple) n’étaient pas nécessairement du goût de tous les spécialistes du maître de Bayreuth, mais sa capacité à maintenir la tension et à construire un arc dramatique étaient proprement fabuleuses : ses Parsifal ou ses Ring restent pour moi des expériences inoubliables. Son sens du théâtre était remarquable, y compris dans la comédie. Comme son public, James Levine ne s’intéressait pas aux relectures modernes. Il aimait en revanche les chanteurs : face à leurs prouesses et à leur triomphes, son plaisir et son humilité n’étaient pas feints. Un soir qu’Hermann Prey se sent insuffisamment en forme pour chanter Beckmesser, Levine le rassure dans sa loge : « Pas de problème, Hermann, nous jouerons doucement pour toi ». Et personne ne s’aperçut de la méforme du baryton. Public, plateau ou orchestre, la confiance était donc au rendez-vous lorsque Levine dirigeait. Le revers de la médaille, c’est qu’on pouvait être conquis, emballé, excité, ému, éreinté (je pense à ses Elektra en particulier), mais rarement surpris. Peut-être son Ring de 2000 était-il moins violent que celui de 1993 ? Difficile de faire la part de ses impressions du moment, des chanteurs ou de sa place dans la salle : rien de spectaculairement différent en tout cas dans ces deux séries, dans mon souvenir du moins.
© Jean Michel Pennetier
Levine ne semble pas avoir été non plus jaloux de ses collègues : Kleiber, Osawa, Nagano, Gergiev, Bychkov, Pappano… beaucoup de chefs de qualité ont eu l’opportunité de diriger le Metropolitan Orchestra quand d’autres directeurs musicaux veillent jalousement sur leur formation. Il semble qu’il ait eu en revanche une dent contre le couple Sutherland / Bonynge qui quitta le Met par la petite porte, sans l’honneur d’une soirée d’adieux. La santé de Levine fut marquée par des accidents (en 2006, une chute dans le parterre pendant qu’il saluait à l’issue d’un concert avec le Boston Symphony Orchestra, une autre en 2011) et la maladie : l’ablation d’un rein atteint par un cancer, une hernie discale opérée, et surtout la maladie de Parkinson qui le laissa de plus en plus diminué et dont on finit par apprendre qu’elle s’était déclarée vingt ans avant son décès. Sa condition physique avait fini par l’écarter de la direction du Boston Symphony Orchestra, sa battue devenant de moins en moins lisible. Ces dernières années, Levine arrivait dans la fosse dans un poussette électrique dont le fauteuil était hissé à hauteur de plateau par un vérin. Près d’un demi-siècle et 2 500 représentations après ses débuts au Met, Levine n’avait toujours pas envie d’arrêter. Après 40 ans comme Directeur musical, Il finit par être nommé en 2016 Directeur Musical Emérite, tandis que le choix de son futur successeur se portait sur Yannick Nézet-Seguin. Le scandale éclate en 2017 : quatre hommes l’accusent d’abus sexuels alors qu’ils avaient respectivement 16 ans à l’époque des faits pour le plus jeune, 20 pour le plus âgé, et 17 pour les deux autres. Les événements se sont produits quand Levine avait, lui, entre 25 et 40 ans. A l’époque et dans les Etats concernés, l’âge légal de consentement était toutefois respecté. En revanche, Levine aurait abusé de sa position, et de son autorité, en éloignant de l’orchestre de jeunes qu’il dirigeait, l’un des plaignants qui refusait de nouvelles relations. Levine, à cette époque du moins, semble avoir été entouré d’une groupe de fidèles dont il aurait été une sorte de gourou. Neuf autres personnes se manifestent. Pour autant, il n’est pas impossible que des opportunistes se soient joints aux vraies victimes : dans les années 80-90, j’avais rencontré au Festival de Salzbourg un assistant très fier d’avoir offert un petit plaisir à un chef américain (un autre), considérant cyniquement que cela contribuerait à accélérer sa carrière. Pour en revenir à Levine, on était loin des histoires de croque-mitaines dont certains se régalaient dans les files d’attente et que soit-disant « tout le monde savait », même si cela restait bien sordide. James Levine, lui, nie en bloc. En plein affaires Weinstein et Epstein, et dans la foulée de l’éviction de Domingo, son sort est vite réglé. Peu importe la prescription (les faits sont vieux de 30 à 40 ans), la présomption d’innocence (bien vacillante tout de même dans le cas présent il faut bien le dire), ou l’hypocrisie d’une opinion publique puritaine qui trouve ici une occasion de clamer son dégoût pour la sexualité, en se joignant aux plaintes des vraies victimes et de ceux qui les défendent avec sincérité : le retentissement est énorme, et la direction du Met prise entre deux feux, le déni ou la fin du scandale. L’institution est accusée d’avoir été au courant, au moins de rumeurs crédibles. Certains sponsors menacent alors de ne plus financer le Met : Levine est rapidement démis de ses fonctions. Ses enregistrements sont aussitôt retirés de la boutique du théâtre et des programmes de radiodiffusion. Levine porte plainte contre le Met, plainte qui se conclut par un arrangement à 7 chiffres en faveur du chef d’orchestre (et je ne compte pas les centimes). A son décès, il laisse sa fortune à sa « colocataire », Suzanne Thomson, qu’il connaissait depuis 1967 et qu’il avait épousée en 2020, soit un an avant son décès le 9 mars dernier.
© Jean Michel Pennetier
Alors que les réseaux sociaux permettent désormais à tout un chacun de s’offrir à peu de frais une conscience morale ou de laisser cours à leur schadenfreude (au moyen d’un pouce vers le haut ou vers le bas), il n’est plus guère admis de prétendre différencier la personne publique et la personne privée chez un artiste, quand le sort des victimes d’un plombier violeur multi-récidiviste laissera la majorité de la population indifférente. En dépit de son ignominieuse part d’ombre, Levine restera pour moi cet authentique amoureux de la musique que je voyais parfois se glisser discrètement dans la salle une fois la lumière éteinte, applaudir ses collègues, puis repartir rapidement au moment du tomber de rideau.
Le 16 avril 2016, nous étions quelques passionnés francophones à assister à la dernière représentation d’un Simon Boccanegra réunissant Plácido Domingo, Ferruccio Furlanetto, Josep Calleja, Lianna Haroutounian et bien sûr, James Levine. Au terme de cette soirée exceptionnelle d’intensité, et sans nous consulter, nous avions eu chacun le sentiment d’avoir assisté à la fin d’une époque, ou au mieux, au passage de témoin de l’ancienne garde à la nouvelle. C’était avant le COVID. Quel champ de ruines désormais.