Ces derniers temps, la page consacrée à Dmitri Hvorostovsky sur Facebook s’était transformée en album-souvenirs rempli de photos d’enfance et de jeunesse. L’un des clichés, pris à Nice en octobre 1989, le montre sur une terrasse de l’Hôtel Negresco. Il est en compagnie de son agent et de deux managers de Philips, avec lesquels il vient de signer un contrat d’enregistrements. Les managers arborent le sourire un peu euphorique du propriétaire de galopeurs qui ajoute à son écurie le meilleur pur-sang de sa génération. Le chanteur, qui gratifie d’une poignée de main vigoureuse une jeune femme dont, malgré le noir et blanc, on peut se figurer qu’elle rosit de plaisir, affiche pour sa part l’assurance sobre de celui qui, à 27 ans, a déjà fait un bout de chemin. Après avoir étudié le chant dans sa ville natale de Krasnoyarsk, en Sibérie, il vient de remporter coup sur coup plusieurs concours, dont celui de Cardiff, lors duquel il a coiffé au poteau le régional de l’étape, Bryn Terfel. Il fera, le mois suivant, ses premiers pas dans un opéra d’Europe de l’Ouest, celui de Nice, justement, dans le rôle du Prince Eletski de la Dame de Pique.
Le reste est déjà sur la piste : des débuts sur les grandes scènes du monde (Londres en 1992, Paris, pour un récital, et Vienne, en 1994, New-York en 1995), des enregistrements avec les plus grands chefs (Haitink, Ozawa, Mehta, Gergiev bien sûr, même si celui-ci ne sera pas à proprement parler son mentor musical, comme il fut pour tant de ses compatriotes), un répertoire que le chanteur va progressivement resserrer, abandonnant Les Puritains et Le Barbier de Séville ou les Noces de Figaro pour se concentrer sur quelques grands rôles russes (Le Prince de La Dame de Pique, Bolkonski dans Guerre et Paix, Eugène Onéguine évidemment, qui fera écrire au New-York Times qu’il était « né pour incarner le rôle ») et sur Verdi.
Il faut dire que sa voix admirablement construite, dans laquelle aucun aigu ne passait en force, dont la ligne et le souffle ne pliaient jamais sous les obstacles du solfège et de l’harmonie, que son timbre d’une extraordinaire intégrité, tapissé de velours noir, que sa silhouette athlétique et son regard froid dessinaient sans effort le mélange de séduction et de force tragique qu’il faut à Posa, à Luna, à Boccanegra, à Renato et même à Germont père, si d’aventure on se lasse d’entendre dans ce rôle des barbons cataleptiques. Pas d’incarnations hallucinées ou de métamorphoses stupéfiantes à attendre de sa part, mais des figures hautement opératiques, buste droit, mèche flamboyante et mâchoire serrée : un chant et une allure, voilà Hvorostovsky.
Être l’un des meilleurs barytons verdiens de sa génération, ce n’est pas si mal ; Dmitri Hvorostovsky ne s’en est pas contenté. Avec le chef Constantine Orbelian, il a enregistré des compositeurs russes parfois méconnus, et consacré un superbe disque aux chansons russes des années de guerre. Ses Chants et danses de la mort, ainsi que ses nombreux récitals à travers le monde ont aussi montré quel mélodiste il savait être.
Tout cela, Dmitri Hvorostovsky l’a porté jusqu’en juin dernier et sa dernière apparition au Festival de Grafenegg. Depuis l’été 2015, le monde lyrique le savait malade, mais le pensait insubmersible, lui qui avait retrouvé la scène, dans un Trouvère triomphal à New-York, après quelques semaines de repos à peine. Pendant plus d’un an, les rôles s’enchaînent à nouveau, à un rythme étonnant. Un Rigoletto est enregistré, qui vient de paraître chez Delos. Quand son état de santé lui interdit les théâtres, il reste fidèle aux récitals et aux concerts, se fait acclamer de nouveau au Met lors d’un gala en mai, revient chanter à Krasnoyarsk, affaibli mais toujours digne : le chant et l’allure, jusqu’au bout. Avec un courage admirable et une voix qui ne s’était presque pas altérée depuis l’époque d’une certaine photo, prise à Nice en octobre 1989, sur une terrasse de l’Hôtel Negresco.