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Dix regards sur Régine Crespin

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Anniversaire
9 octobre 2017
Dix regards sur Régine Crespin

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Née le 23 février 1927 à Marseille, disparue il y a dix ans le 5 juillet 2007 à Paris, Régine Crespin aurait eu 90 ans cette année. Warner Classics commémore ce double anniversaire en éditant le coffret le plus complet à ce jour de ses enregistrements*. A cette occasion, dix personnalités du monde musical partagent leur témoignage sur une des plus grandes chanteuses françaises du 20e siècle.


Michel Plasson, chef d’orchestre

Ce qui me vient immédiatement à l’esprit, c’est que Régine Crespin, comme tous les grands artistes français internationaux, était une personnalité très singulière dans le monde lyrique. Les voix françaises sont des voix qui se différencient des voix italiennes, allemandes ou russes… La diction de Régine, en français et dans les autres langues, son timbre, sa tessiture étaient un miracle. Surtout elle possédait cette qualité unique : l’instinct. Qu’importe la technique ! Si un chanteur n’a pas l’instinct et la singularité, il n’a rien, aujourd’hui encore plus qu’hier alors que le mot « mondialisation » gomme les particularités nationales. Régine possédait un rayonnement incroyable dans le domaine de la singularité française. J’avais pour elle une affection, une estime particulière. Nous avons beaucoup voyage ensemble, partagé beaucoup de souvenirs. Elle avait tellement d’esprit. Je me souviens encore de son triomphe à New York dans Dialogues des Carmélites de Poulenc – elle chantait la première Prieure. Je suis aujourd’hui à la recherche du son perdu. L’art musical français est un art subtil qui mérité de nombreux égards et dépend pour l’essentiel de ses interprètes. Régine brûlait de cette flamme indispensable à notre musique.

Felicity Lott, soprano

J’ai découvert la voix de Régine Crespin quand j’avais 21 ans. J’ai passé une semaine à l’Académie Internationale d’Été de Nice et quelqu’un a chanté « Asie » de Ravel, la première mélodie de Shéhérazade. Je n’avais jamais entendu une telle musique ! J’ai acheté l’enrégistrement de Régine et cette voix chaleureuse m’a bouleversée. J’adorais la langue française et j’adorais le chant et elle réunissait mes deux amours. Après je l’ai découverte dans Offenbach, Messager et Poulenc avec tant d’humour, de sensualité et de sourire dans la voix. Je l’ai rencontrée en 1980 quand elle est venue chanter le rôle de Mme de Croissy dans Les Dialogues de Carmélites de Francis Poulenc pour Radio France. Je chantais la jeune Blanche et je devais faire une scène très émouvante avec Régine. J’étais bouche bée devant elle ; elle a dû me trouver d’un ennuyeux ! Après, nous avons interprété cette même œuvre sur scène à Covent Garden. Je ne peux pas dire que je l’ai bien connue car elle m’intimidait beaucoup – ma faute, pas la sienne. Ses élèves l’adoraient car c’était quelqu’un de très généreux. Quand elle a donné ses Adieux au Théâtre des Champs Elysées j’étais fière d’être parmi ses amis qui chantaient mais pour moi elle demeurait inapprochable… Je ne sais pas si ce mot existe ! Je regrette beaucoup de n’avoir pas osé lui demander plein de choses. J’aurais aimé qu’elle me raconte son travail avec Francis Poulenc…

Gabriel Bacquier, baryton

Si Régine Crespin fut une condisciple au CNSM, puis une partenaire durant des années, nous n’avons pu parler vraiment ensemble qu’une seule fois après une représentation de Tosca, à New York. Elle excellait dans cet ouvrage et était très aimée aux Etats-Unis : ce n’était pas le cas en France, ce dont elle a toujours souffert… Donc, nous sortions de scène tous deux, moi un acte avant elle qui m’avait occis à la fin du deuxième acte, mais étions convenus de nous retrouver pour boire le verre de l’amitié. C’est ce soir-là que j’ai compris l’inquiétude de cette femme : nous venions de connaître un franc succès (le ténor Gianni Raimondi avait eu sa part d’applaudissements) et, en sirotant son whisky, Régine m’a posé cette question – qui n’en était pas une, c’était plutôt un constat : « Pourquoi ce succès ? Il doit bien y avoir quelque chose… ». Elle en est restée à cette question et à ces points de suspension. Du coup, j’ai perçu ce qui était la cause de son angoisse, qui se traduisait parfois par une certaine brutalité dans les propos. Nous autres artistes sommes tous dans le questionnement perpétuel, mais le sien traduisait une inquiétude. Cela restera sa part de mystère, celle qui accompagnait ses interprétations, aussi bien de personnages d’opéras que dans ses récitals de mélodies et Lieder. Le timbre de sa voix traduisait cela, comme une autorité blessée, la soif d’un sentiment qu’elle n’a jamais vraiment partagé.

Anna Caterina Antonacci, soprano

Je me surprends tous les jours à penser à Régine parce que, par un hasard de la vie, j’habite à Paris la maison qu’elle occupait, et j’ai conservé tellement d’objets d’usage quotidien. Ce « passage de propriété » m’a liée à elle pour toujours, d’un lien autre qu’artistique, et que je sens encore plus fort pour avoir parcouru souvent un répertoire similaire au sien. J’ai rencontré Régine sur le tard, à travers ses premiers enregistrements, de Wagner à Gluck, des Troyens aux Nuits d’été et de Shéhérazade à Debussy, à Sigurd et Pénélope, puis grâce à son ami André Tubeuf, qui nous a réunies chez lui lors d’un dîner inoubliable. Si ses albums et ses enregistrements sur le vif ont été une source d’inspiration et d’enseignement, la rencontrer en chair et os a marqué un moment vraiment important dans ma vie. J’ai rencontré une collègue – Régine fait partie d’une catégorie de chanteurs tellement au-dessus de la norme que j’hésite à l’appeler ainsi – d’une générosité et d’une ouverture d’esprit extraordinaires. J’ai rencontré une femme d’une humanité profonde et désarmante, vive et directe, curieuse et sympathique, avec un vif sens de l’humour. Malheureusement, je n’ai pas eu le temps ni l’audace de lui poser beaucoup de questions sur la manière dont vivent les artistes qui n’ont jamais le temps de vivre vraiment comme les autres. Instinctivement, j’ai senti que c’était un problème qui avait beaucoup assombri son existence, comme pour moi du reste, et là encore, je me suis sentie proche d’elle. Pour chercher la réponse à ces questions, j’ai lu son autobiographie*, que je recommande à tous, et j’y ai retrouvé ses qualités de grande sincérité et de simplicité, cette même vérité que l’on perçoit immédiatement et infailliblement à l’écoute de son chant, pur, naturel et doré.
A la scène à la ville – Actes Sud, novembre 2007

Jean-Philippe Lafont, baryton

Parler de Régine Crespin, c’est entrer en une dynamique infernale d’amour, de force, de beauté, de talent, de grandeur, de générosité extrême et parfois – du moins avec moi – de mauvais caractère, de mots lâchés avec violence.  Nous nous aimions et formions une équipe de pieds nickelés avec Denise Dupleix et quelques amis en admiration devant l’énorme personnalité de notre Diva… C’est en effet comme cela que nous l’appelions. Nous riions, pleurions et refaisions le monde ensemble.
Elle avait le bon sens de ceux qui, sans connaître un sujet abordé par l’un d’entre nous, trouvent toujours le mot juste, la porte de sortie et la solution originale. Elle avait la grâce d’une des plus belles qualités vocales du siècle, non seulement dans l’Hexagone mais à l’international au même titre que Kathleen Ferrier, Renata Tebaldi ou Kirsten Flagstad… Elle fut et demeure notre gloire éternelle de New-York à Milan, de Vienne à Bayreuth, de Barcelone à Salzbourg, de Buenos Aires à Tokyo.
Elle ne nous a pas abandonnés, simplement, nous a précédés en un monde nouveau car, comme toujours, il fallait qu’elle nous montre la voie, elle qui était la première en tout. Ma Régine, ma diva, je t’aime…  Que le ciel résonne de ta voix, partout, en toutes étoiles aussi éloignées soient-elles, son écho se diffusera. . . toujours !

Karine Deshayes, mezzo-soprano

En tant qu’élève-chanteuse, j’admirais énormément Régine Crespin, j’écoutais beaucoup ses enregistrements, mais pas seulement d’opéra, car elle pratiquait aussi le récital : grâce à elle, j’ai découvert quantité de mélodies, comme « Soir » de Fauré. A 13 ans, alors que je sortais de l’Opéra (j’étais déjà fan), j’ai vu sur le trottoir madame Crespin ! Je lui ai couru après car je voulais absolument un autographe, mais comme elle n’avait rien à me signer, elle m’a dit « Laissez-moi votre adresse », et elle m’a envoyé une photo dédicacée. Je lui ai rappelé cet épisode en 2002, lorsque j’ai eu la chance de suivre sa masterclasse à Royaumont. Le travail portait avant tout sur Béatrice et Bénédict, mais j’ai pu travailler les Nuits d’été avec elle, ce qui a beaucoup compté pour moi, car c’était une personne d’une grande générosité. En septembre 2007, quelques mois après son décès, j’ai même reçu un petit colis contenant une paire de boucles d’oreille qu’elle me léguait. De ces huit jours à Royaumont, je garde donc le souvenir d’une belle rencontre musicale et humaine, et celui d’une dame qui savait profiter de la vie : pour son quatre-heures, tandis que nous sortions nos choco-BN, elle prenait un petit verre de whisky avec une cigarette !

André Tubeuf, écrivain et critique musical

Avant de devenir une femme qui se terre et qui se tait, avant d’adopter un masque de sophistication pour dissimuler les blessures de la vie, Régine avait en elle une simplicité, une immédiateté dans les rapports humains qui faisait d’elle tout le contraire d’une diva. Elle était belle et élégante, consciente de son talent, mais d’une grande modestie, et elle ne posait jamais. A Strasbourg pour Un bal masqué, pendant les trois semaines de répétition, elle venait souvent chez moi, bavarder et écouter des disques avec enthousiasme et gourmandise. Elle qui chantait La Walkyrie un peu partout en France, elle a changé de couleur quand je lui ai fait écouter Lotte Lehmann, car elle y trouvait exactement cette qualité d’émotion qu’elle voulait mettre dans son interprétation. Assise sur un coussin, par terre, elle accueillait ce qu’elle entendait comme la rosée du bon Dieu. Lorsqu’elle fut ensuite engagée à Glyndebourne pour Le Chevalier à la rose, elle nous invita, ma femme et moi, non seulement à une représentation où elle chantait, mais aussi pour Les Puritains avec Sutherland, en y ajoutant les billets d’avion et le logement. Et cela simplement pour nous faire partager son plaisir, pour nous remercier de notre hospitalité, car elle ne pouvait imaginer à l’époque que je serais un jour en mesure d’écrire sur elle.

Isabelle Masset, Directrice adjointe de l’Opéra national de Bordeaux

Dix mille anecdotes ne suffiraient pas à « raconter » Régine. Mais ce que j’aimais chez elle entre autres, c’était son ouverture d’esprit. Elle ne s’est jamais confite dans le passé ni dans l’auto-dévotion. Elle me disait « si vous n’aimez que moi vous passez à côté de la nouvelle génération ». Je l’ai entendue dire à ses élèves « Christa Ludwig donne des master classes, mais allez donc la voir ! Hans Hotter donne des cours d’interprétation…allez l’entendre…  Vous apprendrez autre chose que ce que je vous apporte ». 

Et elle n’aimait pas les pédants. Je l’ai entendue remettre à sa place un monsieur-je-sais-tout qui débinait une mise en scène. Je crois que c’était La Walkyrie de Chéreau. Et elle lui dit : « Ah bon…vous êtes si affirmatif, j’imagine que vous connaissez bien alors cet ouvrage…Racontez-moi alors ce qui se passe… ». L’autre s’emberlificote. Régine l’a laissé s’enferrer dans ses approximations, et lui a suggéré de travailler un peu ses textes avant d’émettre des jugements hâtifs.

Quant à moi, j’avais 16 ans lorsque je l’ai rencontrée, ayant un avis définitif sur tout et tout le monde. J’écrivais à mon idole Régine mes passions. Lorsque je l’ai rencontrée réellement la première fois, elle m’a pris par le bras et m’a dit « Ma petite Isabelle, vos lettres me touchent beaucoup, mais si vous voulez que nous restions amies, ne me dites plus jamais du mal d’un tel ou d’une telle, car je sais tout le travail et les sacrifices que cela représente, le courage qui est nécessaire pour monter sur scène, et je pense que vous êtes trop jeune pour vous permettre ces jugements. Ah non… Ne pleurez pas… on tourne la page et on n’en parle plus ».  Et cette leçon m’a accompagnée toute ma vie professionnelle.

Gérard de Botton, ami proche de Régine Crespin

Assez de collègues ont parlé des qualités et de la beauté de la voix de Régine Crespin. Moi qui l’ai connue personnellement, l’ai vue vivre et souffrir, je veux ajouter quelques mots sur ses principaux traits de caractère. Régine aimait rire : c’était toujours un plaisir de lui raconter une histoire drôle. Mais ce n’était pas une personne superficielle. Elle savait être sérieuse, grave même quand la situation le demandait. Elle travaillait beaucoup sur la psychologie de ses personnages avant d’interpréter un rôle. C’était aussi une personne d’une grande curiosité intellectuelle, très avide de connaître d’autres domaines que le sien. Dans le milieu professionnel, j’ai rarement vu une personne aussi respectueuse de la déontologie : elle n’a jamais accepté que l’on dise du mal devant elle d’une ou d’un collègue. Je l’ai même vue prendre publiquement la défense de tel ou telle collègue, car elle savait s’indigner. De même qu’elle ne s’est jamais laissé impressionner par les honneurs ou les distinctions. Outre son sens aigu de l’élégance vestimentaire, l’un de ses principaux traits de caractère était son courage. Courage dans l’adversité des mauvais moments de sa carrière, et surtout courage devant la maladie. Deux pathologies graves ont menacé sa vie. La troisième l’a emportée. Mais à chaque épisode, elle a gardé sa dignité, sans jamais se plaindre et en restant jusqu’au bout la grande dame lucide qu’elle était…

Alain Lanceron, Président de Warner Classics & Erato

Je n’ai pas connu intimement Régine Crespin, mais je l’ai applaudie à de nombreuses occasions sur scène. A une époque où le chant français ne brillait guère, elle fut l’une des seules artistes françaises de sa génération à connaître une immense carrière internationale : Bayreuth, Salzbourg, New York, Buenos Aires… Régine était une battante. Elle s’est battue pour imposer Gluck, Fauré, Poulenc et Berlioz – dont elle a grandement participé à la renaissance. Sur un plan personnel, elle s’est courageusement  battue contre la maladie. Je suis heureux à travers ce coffret de dix CD – l’anthologie la plus complète de son art à ce jour – d’offrir à un nouveau public l’opportunité de découvrir les multiples visages d’une chanteuse légendaire, car Régine était  à la fois une interprète admirable du Lied, de la mélodie, de Wagner et d’Offenbach, de l’opéra italien et français. Mais pas seulement… Cette anthologie dévoile à travers trois bonus facétieux et inédits le côté Crespinette de la grande Crespin !

* Le coffret Warner Classics comprend non seulement tous les récitals de Régine Crespin produits par EMI, mais aussi ceux par Decca dans les répertoires français, italiens et allemands ainsi que des extraits de ses intégrales Erato et EMI avec en plus, trois chansons de variété.

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