C’est un des personnages les plus haïs, les plus rejetés de la littérature dramatique depuis les Grecs, et l’opéra s’emparant d’elle ne l’a pas arrangée. C’était il y a tout juste un siècle : ce n’est pas un hasard si c’est avec elle précisément que l’opéra est entré dans son crépuscule le plus louche, mi-jour, Dämmerung de la mauvaise conscience. La Klytämnästra de Strauss est bien plus fille de Hofmannsthal et déjà Freud qu’elle ne l’est de Sophocle ou de Goethe, de la naïveté grecque ou allemande. Son foie reproche (elle le dit), ses mains enflent, elle a de mauvaises nuits. Elle en est à consulter jusqu’à Elektra sa fille, image vivante de sa mauvaise conscience: il lui faut un remède contre les rêves, et les siens sont mauvais ; tout est mauvais chez elle d’ailleurs, la foi, la conscience, sûrement l’haleine; et elle est prête à acheter ce remède du sang d’une de ses porteuses de traîne ou, pourquoi pas, de la fille qui lui reste attachée, Chrysothemis. On a tant vu cette Klytämnästra décadente et décatie, dans son arroi de gemmes et de grigris, Elisabeth Höngen plus grandiose qu’aucune dans sa pourriture, son effarement, la peur qui lui tord le ventre. Fille de Freud en vérité, Viennoise à n’en être presque plus du tout Atride.
Le crime qu’elle a commis déborde d’elle, comme du sang gâté qu’elle ne peut plus retenir. Cela s’appelle remords, re-morsure, et morsure en vain, dont il n’y a pas moyen de s’acquitter. Cette main, les parfums de l’Arabie ne l’assainiraient pas. Ni cette âme. Agamemnon partant pour ses dix ans de guerre l’avait laissée au foyer avec les enfants. Elle s’est pris pour amant Egisthe, lâche au combat, mâle au lit seulement ; en eux deux le sang d’Atrée et de Thyeste a refleuri ; avec une hache, au retour, au bord de son bain, à eux deux ils l’ont abattu, le Roi des rois de la Grèce. Comment Oreste, le garçon par miracle préservé, caché loin à l’étranger (sa sœur Electre y a pourvu) ne penserait-il pas à cela et cela seulement : faire justice du sang d’Agamemnon sur le corps de ceux qui l’ont versé ? Œil pour œil, dent pour dent. C’est de bonne guerre et c’est la seule forme de justice qui soit claire. Nous savons (d’avance Oreste savait) le prix qu’il devra payer à son tour. Il va prendre le sang de sa mère, lui matricide (on est chez les Grecs, mais les étymologies ici sont latines), et ce sang va retomber sur lui. On le verra chez Racine (et c’est le même Oreste), rendu fou par les Furies. Chez Eschyle, dans cette Orestie dont il est le héros éponyme et sacrificiel les Erynnies, chiennes qui flairent le sang, le talonnent ; c’était Apollon pourtant, le Dieu des rêves, le maître des oracles de Delphes, qui lui avait commandé de le faire. Il ne faudra pas moins que l’institution par Athènes la sage du tribunal de la Pnyx pour calmer les chiennes, les changer en bienveillantes (c’est ce que veut dire Euménides), pour qu’enfin cesse la relance inapaisable du sang, qui pour s’y noyer veut un autre sang.
Ainsi la tragédie grecque. Justice et vengeance sont une même chose, qui se dit d’un même mot redoutable : Dikè. Mais il n’y a pas de cas dans la tragédie (et c’est cela qui la rend tragédie précisément, marquée du signe de l’inévitable, celui qui a lancé le mécanisme n’y étant en quelque sorte pour rien, anaitios, hors de cause, non-cause, simple circonstance) où celui qui verse le sang n’ait eu quelque bonne et juste raison de le faire. Derrière toute vengeance (mais tout crime d’abord) il y a, emphatiquement revendiqué, une sorte de bon droit. « Tu as raison », « Du hast Recht ».. Qu’il est terrible, le droit qui dit qu’il a raison, et plaide, et avec des arguments. Qu’on le sache : il y avait chez la Clytemnestre de la tragédie grecque une grandiose, une énorme bonne conscience.
Clytemnestre était restée au foyer avec les enfants, on l’a dit. Mais pas tous les enfants. Une aînée, Iphigénie, on l’avait sacrifiée. Qui l’avait sacrifiée ? Agamemnon, dans la logique et le bon droit, le devoir peut-être, son devoir de chef d’expédition. « Une fille pour du vent », c’est le très beau titre de la pièce d’André Obey sur le sacrifice d’Iphigénie. A moindre prix les voiles de la flotte ne s’enfleront pas, l’oracle l’a dit : et l’oracle, c’est la voix du dieu qui est juste, et sait tout. Il l’avait fait sans consulter la mère. Qu’on entende un peu chez Sophocle comment elle répond aux griefs d’Electre: « Est-ce qu’il s’était tordu dans les douleurs pour la mettre au monde, comme moi pour l’enfanter ? Quel besoin avait l’Enfer de ma fille ! Pourquoi on n’a pas immolé Hermione ? Elle était fille, elle, de ce père et de cette mère à cause de qui on se battait… » On a fait tort à une mère. On lui a pris son enfant. Du sang a coulé (Clytemnestre ne sait pas qu’Artémis a enlevé, pris pour elle, la victime). Ce sang appelle le sang. Il n’y aurait pas cette mékhanè, ce piège génial où se noue et s’enferre toute tragédie, si les criminels n’avaient que de mauvaises raisons, s’ils ne pouvaient pas au moins se prétendre de bon droit, et de bonne foi. Chez Sophocle Clytemnestre a eu un rêve, et ce rêve est équivoque, comme il est de la nature de tout rêve de l’être. Mais c’est l’âme et l’esprit clairs qu’elle va au temple prier Apollon de lui en révéler le sens, elle y va pour accomplir la volonté du Dieu qui parle d’abord par énigmes. Son pas est assuré, son haleine pure. Elle retuerait, s’il fallait. Elle est sûre de son droit. Elle n’a pas de mauvaises nuits.
Cette Clytemnestre que le crime d’un autre, le sang d’une autre réduisent d’abord au statut de victime royale, grandiose et pathétique, c’est Gluck qui après Sophocle (et Goethe) l’installe dans la vérité de sa souffrance et de sa spoliation ; c’est elle dont Gluck fait cette figure unique, de noblesse brisée et pitoyable, dans le rôle le moins mythique, le moins changeable en statue, le plus palpablement humain qu’ait encore connu le monde lyrique, trop souvent peuplé de statues qui ne sont que mélodieuses. Qu’étaient-elles au regard, les douleurs d’Alceste inquiète pour des enfants qu’elle va laisser orphelins ? Ici la mère pleure, parce que sa fille va saigner, et saigner pour du vent… C’est inexpiable. Un jour (mais pas chez Gluck), il faudra qu’elle égalise la balance. Ce ne sera qu’honorer Dikè. Il faut à Clytemnestre son juste procès, métrodicée (ici les étymologies sont grecques).
André Tubeuf