Mathias Vidal suscite des éloges unanimes à chacune de ses apparitions sur scène ou en concert. On l’a entendu récemment au théâtre des Champs-Élysées dans le rôle titre de Persée de Lully, puis ce seront dans les mois qui viennent le rôle titre du Don Quichotte chez la duchesse de Boismortier au théâtre royal de Versailles, et Damon des Indes Galantes à Munich. Et vient de paraître le CD du Cinq-Mars de Gounod, enregistré en concert à Munich où Mathias Vidal a connu un triomphe en interprétant le rôle titre qu’il avait repris au pied levé. À 38 ans, très éclectique dans ses choix qui vont du baroque au grand répertoire de la seconde moitié du XIXe siècle, en passant par les opérette d’Offenbach ou d’Hervé, ce jeune et sympathique chanteur français fait partie de cette génération qui a une approche saine et décomplexée du répertoire lyrique.
Vous revendiquez l’appellation haute-contre et non ténor, pourquoi ?
Techniquement, on oublie trop que la voix de haute-contre est l’appellation d’origine et que ce type de voix se décline en plusieurs qualificatifs, comme haute-contre léger (Platée) ou haute-contre plus lyrique (Dardanus). Jean-Paul Fouchécourt et Gilles Ragon ont beaucoup fait évoluer ce répertoire, en faisant plus apparaître cette diversification des tessitures. Rameau demande en effet des voix plus lyriques, mais toute la musique française nécessite des voix bien adaptées, en particulier au niveau de la prononciation. Grâce au travail du Centre de musique baroque de Versailles et du Centre de musique romantique française – Palazzetto Bru Zane, la visibilité, la couverture et l’explication de ce répertoire a fait un grand pas en avant, et c’est un grand plaisir de travailler dans ce sens avec Alexandre et Benoît Dratwicki. Et de plus, chanter dans des théâtres historiques, comme le théâtre royal à Versailles, le Prinzregententheater à Munich, ou encore le théâtre de cour de Schwetzingen a quelque chose de magique. Il faut se souvenir que la version 1770 de Persée de Lully a été créée à Versailles devant Marie-Antoinette, on ne peut qu’en ressentir une certaine émotion.
On souligne toujours la solidité de votre technique vocale et musicale, quelles en sont les bases ?
J’ai eu la chance d’avoir un environnement familial où la musque avait une grande importance, une grand-mère sicilienne avec qui l’on chantait, un père saxophoniste dans le domaine des variétés. J’ai très tôt reçu une très bonne éducation musicale, avec 12 ans d’études pianistiques commencées à l’âge de 7 ans, où j’adorais surtout le répertoire romantique de diverses époques, Liszt, Rachmaninov. Mais très vite, mon appétence pour un répertoire vocal très diversifié, allant de l’époque byzantine à Bach, en passant par le Moyen-Âge, a pris le dessus. L’ethnomusicologie me passionne alors, de même que la direction d’orchestre et de chœur. C’est d’ailleurs dans les chœurs de l’Opéra de Nice que je fais mes première armes vocales. Je passe dans le même temps une licence en musicologie, et en 1998 je participe pour la première fois sur scène à une petite présentation des Contes d’Hoffmann d’Offenbach.
Ce parcours, qui n’a rien d’exceptionnel ni d’unique, montre en tous cas l’importance d’une éducation musicale, aussi bien à la base d’une carrière d’interprète, que pour les spectateurs amateurs de musique. On ne dira jamais assez combien l’usage du pipeau (ou flûte à bec) à l’école a été destructeur de vocations et d’oreilles. Et c’est pourquoi j’ai tant de plaisir aujourd’hui encore à participer à des animations avec des professeurs et des enfant, pour remettre un peu les pendules à l’heure et montrer toute la richesse potentielle d’une pratique musicale simple et bien pensée.
Bien sûr, j’aime beaucoup Mario Del Monaco, Carlo Bergonzi et Plácido Domingo, mais plus encore Luciano Pavarotti pour sa voix lumineuse, et Alfredo Kraus pour sa technique. Malheureusement, je n’ai vu sur scène que Domingo, donc je ne connais les autres que par le disque et la vidéo, mais Pavarotti et Kraus sont pour moi des références absolues. J’ai la chance d’avoir rencontré Christiane Patard, avec qui je continue de travailler très régulièrement. C’est une excellente pédagogue, qui a formé de nombreux jeunes chanteurs français, comme Jean-Pierre Furlan et Magali Léger. Elle fut l’élève de Mario Podesta , qui lui a transmis la grande technique de chant de Fernando De Lucia dont avait également bénéficié Georges Thill.
Mais il y a également des variantes qui interviennent dans la technique, par exemple le fait de rouler les r, qui est à la fois esthétique et technique, mais qu’il faut de mon point de vue réserver au répertoire baroque. Les appogiatures doivent être très strictement encadrées, car dans la musique française tout est écrit. Quant aux fameux « sons droits », ce doivent être des sons que l’on étire, et non des sons statiques. C’est le respect de toutes ces règles qui fait la richesse d’une interprétation.
Dans un récent éditorial, Sylvain Fort rappelait les difficultés particulières des chanteurs français. Quelle est votre analyse de la question ?
Il est indéniable que le chanteur français coûte plus cher en charges patronales, problème que l’on retrouve dans tous les autres domaines de la vie économique. C’est pourquoi il est si difficile de monter un Platée avec seulement des chanteurs français. Mais à côté de cela, le chanteur français dispose d’outils extraordinaires, comme le Conservatoire national supérieur, lieu de formation et de rencontre. C’est au Conservatoire que j’ai connu Serge Zapolski malheureusement décédé, Alain Altinoglu et Emmanuelle Haïm avec qui je travaille régulièrement. En revanche, les troupes ont quasiment disparu en France, et c’est fort dommage, car personne ne niera le fait que le travail dans une troupe est irremplaçable, que ce soit en tant que permanent ou en représentation. C’est dans ce sens que j’aimerais rappeler l’importance du rôle de Pierre Jourdan au théâtre impérial de Compiègne, qui a réhabilité tout un pan du répertoire français. J’y avais notamment participé avec lui en 2004 à la création mondiale du Noé de Georges Bizet, et au Fra Diavolo d’Auber. C’est également ce qui se passe encore aujourd’hui à Glyndebourne, où j’ai participé en 2013 à Hippolyte et Aricie. Toutes ces rencontres ont été particulièrement formatrices à des moments différents de ma carrière.
Vous êtes aussi un excellent acteur. Jon Vickers disait qu’il avait passé sept années à étudier la position en scène et le jeu théâtral, qu’en pensez-vous ?
Bien chanter ne suffit pas, il faut surtout faire passer une émotion, autant par l’interprétation vocale que par la composition scénique du personnage. Mais pour cela il faut avant tout aborder chaque rôle avec humilité et respect, et se convaincre que l’on est avant tout « interprète » dans le sens profond du terme. Il faut donc suivre au plus juste les intentions de l’auteur, très bien connaître l’œuvre, et suivre ce que demandent le chef et le metteur en scène. Bien sûr, il y a déjà au départ le physique, qui peut constituer un handicap en début de carrière. La taille, le poids, l’allure générale peuvent cantonner certains chanteurs dans des emplois scéniques qui ne sont pas forcément leurs emplois vocaux. Mais c’est là qu’il faut arriver à faire coïncider les personnages que l’on aimerait jouer avec ses propres qualités vocales et compétences scéniques. C’est pour cela que j’adore les personnages à transformation, qui se déguisent pour mieux arriver à leurs fins, comme – dans des genres très différents – Almaviva du Barbier, ou Aristée-Pluton d’Orphée aux enfers. Et les méchants sont particulièrement intéressants à interpréter ! En fait j’aime faire tout cela, même si ma formation a été à l’origine réalisée « sur le tas », avant de travailler à Aix-en-Provence avec Valérie Nègre, professeure au cours Florent. Quand on est à l’aise vocalement, on peut jouer facilement, surtout quand on joue d’instinct. Mais la qualité de jeu d’un chanteur sur scène, particulièrement si elle est innée, doit aussi être travaillée pour éviter les excès en tous sens. Le rôle des metteurs en scène est de ce fait important, ce sont des barrières nécessaires qui contrôlent le trop ou le pas assez. Le metteur en scène Jean-Claude Berutti me disait au conservatoire, avec juste raison : « Laisse le public venir à toi ». D’autres, avec qui j’ai également travaillé, comme Clément Hervieu-Léger, Pier Luigi Pizzi, Jean-François Sivadier ou Michel Fau disent peu, mais expriment beaucoup et obtiennent le meilleur de leurs interprètes.
Vous avez la réputation d’un chanteur « éclectique » qui pratique beaucoup de genres différents, chose qui était peu envisageable il y a encore une vingtaine d’années.
Il est certain que je fais plus de théâtre et de versions de concert de grandes œuvres que de mélodies. La mélodie est la chose la plus difficile qui soit, et j’aime beaucoup chanter par exemple Les Illuminations, de Britten, mais cela demande une grande maturité vocale et intellectuelle. Dans le grand répertoire, j’adore mêler les genres et les époque, et pour moi, la saison idéale annuelle, c’est un baroque, un classique et une opérette du XIXe siècle (par exemple Rameau, Mozart ou Donizetti ou Bellini, et Offenbach). Offenbach a des qualités opératiques qui nécessitent des voix très lyriques – il est en fait trop difficile pour des comédiens chanteurs –, et en même temps des qualités scéniques qui font qu’aujourd’hui encore, ses œuvres « marchent » vraiment bien. Avec Hervé, le cas est un peu différent, dans la mesure où certains arrangements peuvent le desservir. L’écriture vocale est plus légère que chez Offenbach, et les thèmes développés sont peut-être moins fouillés que chez son illustre rival, ce qui peut expliquer que le public s’y retrouve moins. Mais pour les interprètes, c’est tout aussi jubilatoire.
Il n’en demeure pas moins qu’il faut toujours envisager avec prudence les rôles que l’on aborde, car suivre l’évolution de sa voix, ou essayer de la faire évoluer, n’est jamais innocent. Quand on commence le bel canto, pour bien le faire, il ne faudrait plus faire que ça. Et il y a des rôles qui oscillent entre le ténor lyrique et le ténor de caractère, entre lesquels il faut choisir. Par exemple, je ne chante plus Monostatos (spiel ténor à la technique bien particulière) ni Pedrillo. En revanche, Ernesto de Don Pasquale, Elvino de La Sonnambula ou le rôle titre de Cinq-Mars de Gounod sont tout à fait dans ma voix. Mes préférés sont L’Elixir d’amour, Roméo et Juliette et Le Comte Ory. Et dans le répertoire français, je rêve à Don José, à Werther et à Faust, qui sont bien évidemment des rôles très tentants, peut-être un jour…
Propos recueillis à Paris, le 18 avril 2016.