Sous l’impulsion de Laurent Joyeux, son jeune directeur depuis 2008, l’Opéra de Dijon a conquis une place de choix parmi les scènes qui comptent. Le choix de la Tétralogie pour ouvrir sa saison, relève d’un pari audacieux.
Même si le bicentenaire de Wagner a multiplié les productions de ses œuvres, rares sont les métropoles qui osent programmer un Ring complet la même année.
Il s’agit d’une aventure particulière car nous souhaitons célébrer l’anniversaire Wagner mais aussi celui du retour d’exil de la petite fille de Richard, Friedelind, qui a su résister au régime hitlérien, a choisi l’exil et a combattu pour réhabiliter la mémoire de son grand-père contre la récupération de son œuvre par les nazis.
Wagner disait en 1876 aux artistes : « Mes enfants faites du nouveau ». Modestement, c’est ce que nous essaierons de faire à Dijon. D’abord en présentant la Tétralogie sur deux journées, afin de permettre au plus grand nombre de pouvoir assister à sa quasi intégralité, sans dépenser de folles sommes d’argent (on pourra voir les deux journées pour 20 à 150 euros seulement), et même en ayant un métier prenant puisqu’il « suffira » d’y consacrer un week-end ou deux soirées. Rendre le Ring accessible au plus grand nombre, tel est notre souhait.
De plus, il s’agit bien de présenter les quatre volets que comporte le Ring, une même année, et de façon extrêmement condensée : ainsi on ne perd pas le fil dramatique, et on ne demande pas au public de se souvenir, plusieurs mois ou années après, de ce qu’il a vu et entendu, surtout s’il s’agissait d’une découverte !
Cela doit aussi permettre, par les deux préludes aux deux journées, composés par Brice Pauset, notre compositeur en résidence, d’interroger les rapports entre la musique de Wagner et celle de notre temps.
Etait-il nécessaire d’adapter, voire de réécrire Wagner ?
Oui, il a été nécessaire, non pas de réécrire Wagner, mais de pratiquer des coupes – comme c’est d’ailleurs le cas sur de nombreuses productions d’opéra, y compris dans les grandes maisons, de Monteverdi à Wagner et Strauss. Et cela pour une double raison : d’abord rendre possible pour le public d’assister à un tel spectacle sur deux jours, et d’autre part parce que nous avons fait le choix de garder le même chanteur pour l’intégralité du rôle dans les différents opéras. Ainsi, nous aurons le même Wotan, la même Brünnhilde, le même Siegfried, etc. La durée du cycle a ainsi été réduite d’un peu moins de 3h. Cela nous a donc aussi permis, et c’était le but, dès le départ, d’adjoindre deux préludes de 25 minutes chacun, l’un pour chaque journée, composés par Brice Pauset, qui interrogent le matériau et la musique de Wagner, avec les questionnements de notre temps.
Il lui a également été demandé d’assurer le travail de « soudures » parfois nécessaire entre certaines coupes.
Certains protestent déjà sur le fait de couper Wagner (et toute œuvre quelle qu’elle soit) ; qu’ils se rassurent, d’autres – et non des moindres – l’ont fait bien avant nous : Wieland Wagner à Bayreuth pour son Lohengrin, Olivier Py pour son Tristan à Genève, Patrice Chéreau récemment dans Elektra à Aix en Provence. D’autre part, et de façon moins anecdotique, Alain Badiou défend par exemple l’idée que, de par la création temporelle singulière qu’elle propose, la musique de Wagner résiste particulièrement bien aux coupures (cf. Cinq leçons sur le cas Wagner, page 102). Nous avons donc travaillé avec la technique du panier vide, plutôt que du panier plein : c’est à dire garder tout ce qui, pour des raisons tant musicales que dramaturgiques ne pouvait pas être coupé ou supprimé, pour la compréhension globale de l’œuvre et l’évolution des personnages. Puis en ajoutant les différentes strates successives qui permettent de densifier et complexifier le propos tant musical que théâtral. Il n’y a donc pas de réécriture, de changement d’ordre des scènes. Aucun personnage n’a été supprimé.
Comment passe-t-on de Sciences Po à la direction d’une maison d’opéra, puis à la mise en scène ?
Passer à la direction d’une maison d’Opéra a été très naturel. Egalement musicien, le rapport à la voix m’a toujours enthousiasmé et, après avoir assisté Caroline Sonrier dans la réouverture de l’Opéra de Lille comme administrateur, j’ai eu envie, puis la chance, de me diriger naturellement vers la direction artistique d’une institution lyrique à reconstruire, l’Opéra de Dijon.
Passer à la mise en scène n’allait certes pas de soi. Cette envie me taraudait depuis un moment, mais surtout, les choses se sont faites naturellement, et ce fut un choix partagé avec le directeur musical de cette production, Daniel Kawka, et Brice Pauset. J’apprécie depuis de longues années l’œuvre de Wagner, que j’ai beaucoup étudiée. La question du corps en scène dans un espace théâtral, sur une musique aussi complexe portée par un orchestre narrateur, est au cœur de mon questionnement personnel. S’attaquer au Ring est certes une gageure, mais finalement pas pire que n’importe quelle grande œuvre du répertoire. On est évidemment impressionné par l’œuvre et la multitude de chemins qu’elle vous propose. Pour essayer d’être fidèle à l’esprit de celle-ci, tout en l’ancrant dans notre temps, cela a donc été un long et lent travail de maturation, de travail « à la table » sur les partitions (et notamment la nouvelle édition critique publiée par Schott ces dernières années), depuis plus de trois années. Et le moment est aujourd’hui venu d’essayer de faire vivre tout ce à quoi ensemble, avec toute l’équipe de cette création – je pense à Daniel Kawka et Brice Pauset mais aussi à Damien Caille-Perret, le scénographe de ce projet, Claudia Jenatsch la créatrice des costumes, ou encore à Stephen Sazio, le dramaturge qui collabore aussi à cette mise en scène – nous avons rêvé et imaginé pendant tout ce temps de préparation.
L’opéra doit pour moi être un rêve éveillé. C’est donc vers une lecture onirique, poétique, que je me dirige, sans oublier bien entendu une vision politique. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est cette double dimension, et la volonté de réhabiliter un peu ce « cas Wagner », et questionner le message profondément humaniste contenu dans le Ring, en dépit des récupérations dont il a fait l’objet.
Comment le recrutement du chef et des chanteurs s’est-il effectué ?
Le recrutement du chef a été très simple. Après la merveilleuse expérience de Tristan und Isolde en 2009 (ndlr : l’Opéra de Dijon a repris, en coproduction avec Angers-Nantes Opéra la production du Grand Théâtre de Genève, mise en scène d’Olivier Py), c’est tout naturellement que nous avons eu envie, avec Daniel Kawka, d’aller plus loin dans la volonté de faire découvrir au public dijonnais les œuvres de Wagner qui n’y ont quasiment jamais été représentées. J’attends de lui tout simplement ce qu’il fait je crois à merveille : nous faire partager le caractère organique de cette musique, ses grandes lignes de force, mais aussi toute sa subtilité, ses merveilleuses couleurs, son caractère chambriste, et puis, ce que l’orchestre est particulièrement dans le Ring, un narrateur poète.
Les chanteurs ont tous été recrutés avec Daniel Kawka, nous avons passé beaucoup de temps à faire des auditions. Le souci a chaque fois été le même : la capacité à restituer le texte (certains personnages sont des diseurs, des conteurs incroyables), mais aussi les couleurs et la poésie de cette musique. Et je crois pouvoir dire que nous avons réuni ici une distribution passionnante, passionnée, qui nous fera partager ce rêve éveillé, avec un très haut niveau d’exigence artistique.
Comment a été surmonté le souci lié à la défection de l’orchestre présumé ?
Grâce à David Grimal et aux Dissonances qui nous ont tout de suite proposé leur aide. Nombre de musiciens de cet ensemble qui détonne avec talent dans le monde musical trop ouaté d’aujourd’hui, notamment par leurs interprétations des symphonies de Brahms ou Beethoven sans chef d’orchestre, sont aussi membres de grands orchestres français et européens. C’est Doriane Gable, violon solo de l’Opéra national de Paris et membre des Dissonances – et qui donc connaît particulièrement cette œuvre et celles de Brice Pauset ! – qui a piloté le recrutement de tous les musiciens qui viendront donc de France mais aussi de toute l’Europe.
Nous avons dû faire extrêmement vite, et sans leur aide, cela aurait été vraiment difficile.
C‘est un travail colossal de constituer un orchestre, mais aussi d’en gérer l’administration, sans parler du travail titanesque de la mise en scène, et la coordination des 300 personnes qui travaillent aujourd’hui sur ce projet. Les répétitions dans les décors ont commencé le 5 août et aujourd’hui nous n’avons tous qu’un but : faire découvrir ce Ring, au plus grand nombre, et partager notre rêve. C’est un travail à 300% et personne ici ne compte son énergie. Beaucoup de travail a été accompli ces dernières années, ces derniers mois, et c’est donc sereins que nous abordons, tous ensemble, la dernière ligne droite de ce projet un peu fou mais tellement excitant.
Propos recueillis par Yvan Beuvard
Laurent Joyeux