La Favorite fait l’objet d’une nouvelle production au Théâtre des Champs-Elysées du 7 au 19 février et, dans le même temps, d’un nouveau numéro de L’Avant-Scène Opéra, à partir duquel nous avons extrait cinq points qui nous semblent clés pour mieux appréhender l’œuvre, animer les diners en ville ou épater ses voisins à l’entracte.
1. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes…
Si le jeune novice Fernand n’a jamais existé que dans l’imagination des librettistes de La Favorite (Alphonse Royer, Gustave Vaëz et Eugène Scribe), Léonor de Guzman (1310-1351) et le roi Alphonse XI (1311-1350) ont réellement défrayé la chronique de Castille dans les années 1340. C’est en 1330 lors d’un voyage à Séville que le souverain, âgé de 19 ans, rencontre celle qui devient sa concubine l’année suivante. Blonde, les yeux bleus, le teint clair, aussi jeune que son royal amant et, pour ne rien déranger, libre car veuve d’un certain Juan de Velasco, Leonor de Guzmán y Ponce de León est présentée par les chroniqueurs de l’époque comme « la plus jolie femme du royaume ». Leur passion est immédiate et durera jusqu’à la mort du roi, frappé par la peste noire pendant le siège de Gibraltar en 1350. C’est après que les choses se compliquent et deviennent plus dramatiques. L’épouse légitime d’Alphonse XI, Marie-Constance de Portugal (1313-1357), lui avait donné deux héritiers dont Pierre, dit le cruel ou le justicier, c’est selon (1334-1369), qui succède à son père. La mère et le fils n’ont de cesse de se venger de Leonor qui, elle, a mis au monde dix enfants illégitimes, neuf garçons et une fille. Disgraciée et assignée dans un premier temps à résidence, la favorite continue d’intriguer pour assurer l’avenir de sa progéniture. Excédée, la reine la fait emprisonner et selon les versions empoisonner ou étrangler par un de ses serviteurs en 1351. De cette histoire-là, Donizetti, qui n’aimait rien tant que mettre en musique les rivalités royales (que l’on songe à Maria Stuarda ou à Anna Bolena) aurait aussi pu faire un opéra.
2. Le chef-d’œuvre français de Donizetti
Comme Rossini avant lui et Verdi après, Donizetti, une fois célèbre en Italie, veut conquérir Paris. La mort de sa femme et le refus de sa candidature au poste de directeur du conservatoire de Naples l’encouragent en 1838 à franchir les Alpes. Peu connu dans la Capitale où Anna Bolena avait été le seul de ses opéras à rencontrer un certain succès, Donizetti se voit contraint de mettre les bouchées doubles. Le triomphe de Lucia di Lammermoor au Théâtre italien en 1839 lui ouvre enfin les portes de l’Opéra de Paris, dénommé alors Académie royale de Musique. Il entreprend la francisation de Poliuto qui devient Les Martyrs et dont la création a lieu en avril 1840. Il amorce dans le même temps la composition du Duc d’Albe, toujours pour la première scène nationale, La Fille du régiment pour l’Opéra-Comique et l’adaptation de Lucia en Lucie pour le Théâtre de La Renaissance. Il s’attelle aussi à un nouvel ouvrage en français, L’ange de Nisida qui, en intégrant des fragments d’un opéra inachevé de 1834, Adelaide, et un air extrait du Duc d’Albe, le fameux « Ange si pur », devient par la volonté de Rosine Stoltz (voir ci-dessous) La Favorite. Le succès de cet opéra en décembre 1840 occulte celui de Dom Sebastien, roi du Portugal, créé en 1843 et même celui de Lucie de Lammermoor, présentée pour la première fois sur la scène de l’Opéra de Paris en 1846. Par le nombre de représentations de 1840 à 1897, par la recette moyenne obtenue par chaque partition entre 1840 et 1848, La Favorite distance largement les autres ouvrages composés à l’intention de l’Opéra de Paris. Sa traduction en italien dès 1842 est l’autre preuve d’une suprématie que seule pourrait contester, dans la catégorie opéra en français, La Fille du régiment, si la légèreté de son propos ne l’empêchait de prétendre au titre de chef d’œuvre. Restons sérieux, s’il vous plait.
3. La première héroïne d’opéra mezzo-soprano de l’histoire
La classification des voix selon six grandes tessitures, trois chez les hommes (ténor, baryton, basse) et trois chez les femmes (soprano, mezzo-soprano, contralto) est relativement récente. L’époque baroque et même pré-romantique ne s’embarrassaient pas de taxonomie. Les difficultés que nous éprouvons aujourd’hui à apposer une étiquette sur certains interprètes semblent leur donner raison. La créatrice du rôle de Leonor, Rosine Stoltz (1815-1903) était, si l’on en croit les témoignages, dotée d’une voix « ample, à la fois chaleureuse et veloutée dans le grave, limpide et agile dans l’aigu »*. Fille de concierge, bien qu’elle se prétendît née Marquise d’Altavilla, cette « grande artiste et fieffée intrigante », d’après la notice chronologique du Menestrel, collectionna, en même temps que les triomphes, les aventures amoureuses, les mariages, les titres nobiliaires et les scandales. Maîtresse du directeur de l’Opéra de Paris dans les années 1840, Léon Pillet, elle usa de son influence pour imposer sa tessiture au détriment de celle de son ennemie jurée, la soprano Julie Dorus-Gras. C’est à la mesure de cette personnalité flamboyante, dont la technique parait-il était approximative mais la présence scénique ardente, que Donizetti dimensionna sa Favorite, faisant de Leonor, la première mezzo-soprano héroïne d’opéra et par là-même l’ancêtre de Dalila, Carmen et autres prime donne fatales.
4. Un opéra qui ne manque pas d’airs
Une flûte énonce la mélodie, des arpèges tissent leur toile sonore : est-ce bien là Donizetti ? Ne serait-ce pas plutôt Bellini s’exprimant par la voix d’Alphonse XI dans ce qui nous semble être le plus bel air de la partition « Léonor, viens ». Remarquables la façon dont l’écriture souligne le mot « cœur », l’éloquence de la vocalise et l’étreinte rythmique qui soudain érotise la phrase « que ton cœur à moi se donne ». Il y a du Philippe II dans le tourment intérieur que dessine cette page admirable. Dommage que le fracas de la cabalette ne vienne en briser la magie. Un acte plus tard, c’est Léonor qui avec « O mon Fernand » inscrit au tableau du genre opéra le premier grand air jamais destiné à la voix de mezzo-soprano, même si le récitatif qui le précède lui est largement supérieur, épousant au plus près les émotions de la favorite partagée entre la joie d’épouser son Fernand et la honte de le trahir. Fernand, justement, est le plus gâté des protagonistes, avec trois airs écrits à son intention. Passons vite sur le deuxième d’entre eux, le martial « Oui, ta voix m’inspire » , qui n’a été placé là que pour légitimer la transformation du jeune novice complexé en fringant capitaine victorieux des maures. Plus intéressante apparaît la romance « un ange, une femme inconnue » dont le thème en arche a déjà été cité durant le prélude. Le ténor tient ici l’occasion d’exposer ses qualités de timbre et de phrasé. S’il se débrouille bien, il peut même, avec le point d’orgue final, lancer la première salve d’applaudissements. Par un effet de symétrie, son « Ange si pur » au quatrième acte baigne dans la même eau poétique. Encore plus célèbre, ce dernier solo demande une technique affirmée si l’on veut en maîtriser tous les effets, notamment le contre-ut qui se glisse dans la cadence et qui doit être effleuré comme une caresse plutôt qu’asséné violemment. Il faut, pour en comprendre les principaux enjeux, l’écouter interprété au disque par Roberto Alagna dans son récital Bel canto. La qualité de la diction indispensable à l’opéra français, la conduite de la ligne, le sens des nuances, l’utilisation bienvenue de la voix mixte et, dans l’expression, ce mélange de fougue et d’émoi pudique caractérisent à merveille celui qui est le véritable héros de La Favorite.
5. Une liebestod avant l’heure
Le dernier acte de La Favorite voit Leonor, vêtue en novice, pénétrer dans le monastère où s’est réfugié Fernand pour l’entendre, impuissante, prononcer ses vœux. Reconnue par son amant qui se dit prêt à renier son engagement divin pour fuir avec elle, la jeune femme meurt sous ses yeux en le bénissant, sans que l’on comprenne vraiment les causes de sa mort. Est-ce de faim, d’épuisement ? Est-ce de douleur, de chagrin ? Ou s’agit-il d’un sacrifice au sens romantique du terme ? Par amour, Léonor préfèrerait périr plutôt qu’entraîner Fernand dans sa chute. Mais, au contraire de ses consœurs, la favorite d’Alphonse XI ne disparaît pas en s’immolant dans les flammes, en se transperçant le sein ou en avalant une fiole de poison. Non, elle s’éteint doucement, sans raison, soutenue à peine par un tapis de cordes et deux clarinettes graves. Une mort d’amour même si musicalement Isolde et Léonor n’ont pas grand-chose en commun.
* Dieux & divas de l’opéra (Plon)