Pour le première édition dont il assure la programmation, Pierre Audi a voulu présenter dans le cadre du festival d’Aix-en-Provence l’opéra Jakob Lenz (1979), qui a valu à Wolfgang Rihm une célébrité durable. Le n° 310 de L’Avant-Scène Opéra nous aide à mieux cerner cette œuvre.
De Lenz à Büchner
Jakob Michael Reinhold Lenz est un personnage réel. Né le 23 janvier 1751 à Seßwegen, en Lettonie, il étudie la théologie à Konigsberg où il suit les cours d’Emmanuel Kant. A Strasbourg, il rencontre Goethe ; il s’éprendra par la suite d’une certaine Friederike Brion, avec laquelle le poète vient de rompre. Au cours des années 1770, Lenz publie des pièces de théâtre et de nombreux poèmes. En 1778, peut-être pour remédier aux extravagances de son comportement – il semble avoir souffert de schizophrénie catatonique –, il séjourne chez le pasteur Oberlin, à Waldersbach, dans les Vosges. En 1780, il part pour Saint-Pétersbourg mais son état psychique empire. Le 23 mai 1792, il est retrouvé mort dans une rue de Moscou. En 1835, de passage à Strasbourg, le dramaturge Georg Büchner s’inspirera du journal tenu par Oberlin en 1778 pour consacrer une nouvelle au « fou », texte qui sera publié en 1839, deux ans après la mort de son auteur.
De Lenz à l’opéra
Au XXe siècle, les écrits de Jakob Lenz ont suscité plusieurs opéras. De sa pièce Le Précepteur, inspirée de son expérience personnelle auprès des enfants d’une famille noble à Strasbourg, la compositrice Michèle Reverdy a tiré un opéra du même titre, sur la suggestion de Hans Werner Henze, qui lui avait commandé une œuvre pour la Biennale de Munich ; cet opéra de chambre a été créé en 1990 avec de jeunes élèves de la Hochschule, dont Dietrich Henschel et, dans un rôle très mineur, un certain Jonas Kaufmann. Parue en 1776, sa pièce Les Soldats fut choisie par Bernd Alois Zimmermann pour son unique opéra. Créé à Cologne en 1965 sous la direction de Michael Gielen, Die Soldaten est une œuvre phare dans l’histoire de l’art lyrique. Auparavant, elle avait aussi servi de point de départ à Manfred Gurlitt pour son opéra intitulé Soldaten, créé à Düsseldorf en 1930 sous la direction de Jascha Horenstein.
De Büchner à l’opéra
C’est à travers le texte de Büchner que Michael Fröhling, le librettiste de Wolfgang Rihm, a approché le personnage de Jakob Lenz, mais également en s’inspirant des écrits de Lenz lui-même, pour les monologues du rôle-titre. En se référant à Büchner, Rihm se plaçait néanmoins aussi sous l’égide d’un des opéras essentiels du XXe siècle : le Wozzeck d’Alban Berg, qui compte douze tableaux là où Jakob Lenz en propose treize, parcours d’un « inadapté » rejeté ou exploité par la société, et de ce point e vue comparable à la trajectoire de Lenz (rappelons au passage que le Woyzeck de Büchner a également inspiré un opéra au susmentionné Manfred Gurlitt, créé à Brême quatre mois après la première à Berlin de celui de Berg). Ecrivain et médecin, Büchner était fasciné par ces « cas sociaux » à la psychologie torturée, et les manifestations de cette aliénation mentale qu’il avait étudiée chez Lenz réapparaissent dans le personnage du soldat Franz Woyzeck. Dans Jakob Lenz comme dans Wozzeck, « on n’assiste pas à un conflit entre deux personnages, mais entre un individu solitaire et le monde » (Christian Merlin).
De Berg à Rihm
Né en 1952 à Karlsruhe, Wolfgang Rihm reçoit en 1977 une commande de l’Opéra de Hambourg. Son premier opéra (de chambre), Faust et Yorick, a été créé en avril de cette même année. Il a également composé des Hölderlin-Fragmente pour voix et orchestre, ce qui témoigne déjà d’un intérêt pour les créateurs ayant souffert de troubles mentaux. Toujours en 1977, une étiquette est attachée à l’œuvre de Rihm : celle de la « Nouvelle Simplicité », contre laquelle le compositeur se dresse vigoureusement, car son esthétique n’a rien de simple. Si elle n’a rien de sériel, sa partition pour Jakob Lenz n’en est pas moins extrêmement sophistiquée. Rihm opte pour un certain expressionnisme et assume le legs de plusieurs siècles de musique ocidentale. Son écriture vocale, sans être expérimentale, inclut le Sprechgesant, le parlé, le cri et le falsetto.
De Rihm à ses contemporains
Depuis sa création en 1980, Jakob Lenz a connu une bonne vingtaine de productions à travers le monde, souvent dans le monde germanique, bien sûr, mais aussi à New York, à Londres ou à Bologne, ainsi qu’en France. L’Avant-Scène Opéra a eu la bonne idée de resituer cette œuvre au sein de plus d’un demi-siècle de création lyrique, avec un passionnant dossier consacré à « L’opéra germanique depuis 1945 », confié à Jules Cavalié et présenté par Martin Kaltenecker. En trente œuvres et trente compositeurs, cette étude va de Boulevard Solitude de Henze (1952) à Orest de Manfred Trojahn (2011). On y trouve quelques noms davantage associés à la première moitié du siècle, alors en toute fin de parcours (Hindemith avec Die Harmonie der Welt en 1957, ou Paul Dessau, avec Leonce und Lena en 1979) ; des stars comme Zimmermann et ses Soldats, Aribert Reimann et son Lear (1978), Stockhausen et son cycle Licht ; des personnalités qui font parler d’elles en France, comme Georg Friedrich Hass, dont l’Opéra de Dijon vient de donner l’opéra Koma, Olga Neuwirth ou Wolfgang Mitterer.