Unique par ses dimensions et les moyens engagés, cet opéra équestre se distingue de la plupart des nombreux opéras de Cavalli. Quatre ans avant l’Ercole amante, Cavalli compose L’Ipermestra, commande du cardinal Giovan Carlo de’ Medici, frère du Grand Duc de Toscane, pour la naissance du premier fils de Philippe IV d’Espagne. En remerciement, le compositeur écrira et lui dédiera son premier grand recueil de musique sacrée (1656), l’opéra n’étant créé qu’en 1658.
Jamais Florence n’aura connu tel déploiement de moyens pour une œuvre lyrique. Réalisation fastueuse, relevant de l’opéra de cour autant que de l’opéra vénitien, qui avait hissé Cavalli au plus haut rang, sa démesure est unique : dix solistes en charge des rôles dramatiques, six pour les divinités allégoriques, la discorde, la jalousie, pas moins de sept chœurs, 94 cavaliers pour le combat équestre. S’il concerne l’histoire d’un lignage royal sauvé par la divine providence, en écho à la naissance du dauphin espagnol, le livret use aussi de cette démesure. Danao, banni par son frère roi d’Egypte, Egitto, est maintenant roi d’Argos. Un oracle lui révélant qu’il serait tué par un fils de son frère, il décide de marier ses cinquante ( ! ) filles aux cinquante fils d’Egitto. La consigne donnée aux filles est de tuer leurs époux durant la nuit de noces. Ipermestra, l’aînée, refuse et sauve Linceo, qui vengera ses frères en tuant Danaos et ses 49 belles-sœurs. Ainsi la guerre d’Argos s’achève-t-elle sur le triomphe de Linceo, s’emparant du trône de son beau-père, et enfin uni à Ipermestra.
Avant même que Bärenreiter en publie la partition dans son édition monumentale de l’œuvre de Cavalli, nous parvient cette toute première prise, captée lors du Festival de Hollande de 2006. Depuis, en 2017, William Christie a repris l’ouvrage, écourté, à Glyndebourne, avec Emöke Barath dans le rôle-titre, sans que l’enregistrement ait été publié (Pas super, l’Hyper). William Christie avait limité son orchestre à dix musiciens, comme pour un opéra vénitien. Ici, Mike Fentross fait le choix d’un effectif double, pour ses couleurs variées (outre les cordes, 2 trompettes, 2 flûtes, une sacqueboute, 2 claviéristes pour trois instruments, clavecin, virginal, orgue), avec Monica Pustilnik (archiluth et guitare) comme assistante, fonction qu’elle poursuivra avec bonheur auprès de Leonardo García Alarcón, depuis l’Elena.
La production a gommé les interventions allégoriques des divinités, de la discorde, de la jalousie et des chœurs. Espérons qu’une réalisation prochaine nous les restitue. La sinfonia d’ouverture, perdue, a été remplacée par celle de la Doriclea. Quant à la scène de la bataille, qui ferme l’acte II, conformément à la création, la musique en a été empruntée par Cavalli à Falconieri (1650).
Ipermestra, au centre du drame, est la plus sollicitée. Elena Monti, rare en France, est une soprano qui s’est illustrée sur les scènes les plus prestigieuses, dans le grand répertoire. La voix est ample, ductile, lumineuse et stylée. Son Ipermestra est émouvante, nous faisant partager les épreuves qu’elle traverse avant l’heureux dénouement. Tous ses airs mériteraient d’être cités tant leur palette expressive est large. Emanuela Galli, mezzo à la technique très sûre, nous vaut un Linceo à la fois puissant et sensible. Son air « Gia che non ode il cielo » est admirable. Martial, « Guerra, guerra vog’lio » ne l’est pas moins. La voix est idéale, longue, sonore, articulée et nuancée. Sergio Foresti est Danao à l’émission ample, bien timbrée, et à l’autorité manifeste. La rage qui l’anime dans son dialogue avec Ipermestra n’est pas feinte. Mais sa douleur ne l’est pas moins dans « « Affetti, pieta, partite dame » (II/8). Nous avons perdu Gaële Le Roi, partie Outre-Atlantique, et c’est bien dommage. Son Elisa (« Qual deita d’Abisso ») éprise d’Arbante nous touche. Quant à ce dernier, chanté par Mark Tucker, son repentir (« Disperato cor moi ») ne trahit pas l’âge du chanteur, tant la voix a conservé sa vaillance et sa fraîcheur. Les rôles comiques sont superbement tenus. Avec bonheur nous retrouvons Marcel Beekman, voix sûre, fin musicien. Il campe de nouveau une nourrice truculente (on se souvient de celles de l’Incoronazione di Poppea, et de la Finta pazza). Ses interventions sont autant de sourires.
Cet enregistrement premier se signale par ses qualités, d’autant plus rares que, depuis 2006, la connaissance et la pratique de la musique de Cavalli ont fait un bond considérable. Malgré une prise de son moins précise que celle dont nous sommes familiers, malgré les amputations (réalisées avec soin, et confirmées par Christie, du reste), cette œuvre singulière conforte la stature de Cavalli, géant de l’art lyrique du XVIIe S.
La plaquette en anglais reproduit le livret italien retenu pour cet enregistrement. Le curieux se reportera avec profit à l’excellent ouvrage d’Olivier Lexa (Le Cavalli que l’on attendait), avec un détour par celui d’Henry Prunières (Rieder, 1931), qui reproduit une page musicale (la Grotte de Vulcain, II/13, pp.105-108) et six planches des décors originaux (XX-XXV).