Avec L’Incoronazione di Dario, Naive poursuit sa courageuse entreprise d’enregistrement de l’intégrale des partitions de Vivaldi conservées à la Bibliothèque nationale universitaire de Turin. Captée à Brême en septembre 2013, cette nouvelle intégrale ajoute à une qualité sonore digne du studio la vivacité dramatique du direct. Ce n’est pas le moindre de ses atouts.
L’œuvre est de jeunesse. Créée à Venise en 1717, trois ans après Ottone in Villa qui est, rappelons-le, considéré comme le premier opéra officiel de Vivaldi, elle s’inscrit en toute logique dans un style vénitien alors passé de mode. Est-ce à dire qu’elle est sans grande originalité ? Au contraire, les scènes, nombreuses comme le voulait le genre, se succèdent sans temps mort, distinctes par des trouvailles musicales qui en renouvellent constamment l’intérêt. Là des formes inhabituelles – passée l’ouverture, le dramma s’amorce par un récitatif accompagné ; un bref duo en forme le premier numéro ; un trio interrompt le cours du 2e acte, etc. Ici des choix d’orchestration insolites qui teintent les arias de couleurs précieuses et rares. Et toujours, le même entrain mélodique, la même virtuosité éblouissante qui n’est plus un frein à l’interprétation de cette musique depuis qu’il existe des chanteurs capables d’en surmonter la difficulté. Nous vivons une époque formidable. Qui pourra prétendre l’inverse après avoir entendu Sara Mingardo tracer d’une voix pourpre une ligne de chant sans bavure, majestueuse ou accidentée selon l’affect exprimé ?
Sa princesse Statira est l’enjeu d’un drame qui, comme souvent à l’époque baroque, s’avère bobine de fils difficiles à démêler. A la mort de Cyrus, roi des Perses, trois prétendants se disputent le trône laissé vacant : Oronte, Arpago, Dario. Afin d’éviter toute effusion de sang, il est décidé que la couronne reviendra à celui qui parviendra à épouser la fille ainée de Cyrus, Statira donc. Mais Oronte aime et est aimé d’Alinda, et Argene, sœur cadette de Statira, en pince pour Dario sans que son amour soit payé de retour. Dépitée, elle va tout mettre en œuvre pour semer la pagaille. De complexe la situation devient confuse lorsqu’on découvre que Niceno, le précepteur de Statira est amoureux de son élève. Dans cet imbroglio, seule Flora, la demoiselle d’honneur des princesses, garde la tête froide. Lieto fine oblige, Dario deviendra, malgré de multiples complots et de non moins nombreux revers de sort, l’époux de Statira et le nouveau roi des Perses. Argene sera emprisonnée et Niceno condamné à errer dans les bois.
Peu importe une histoire abracadabrante si elle donne lieu à des situations fortes et si elle permet de dessiner en musique des personnages au caractère trempé. Le choix par Vivaldi du livret d’Adriano Morselli n’a pas d’autres motivations. Dans ce combat baroque de fauves, Delphine Galou se taille la part du lion : Argene au timbre androgyne – ce qui n’a pas forcément lieu d’être sauf à expliquer le peu d’empressement que lui témoigne Dario – mais Argene fielleuse qui, par des accents violacés, envenime encore un portrait à charge.
Giuseppina Bridelli, le troisième alto de l’histoire, ne dispose pas d’un tel terrain d’expression – Flora est un rôle secondaire – et son chant n’a pas autant de personnalité. Deux arias, dont le véloce « Arma il cor di bel coraggio », suffisent cependant pour que la demoiselle d’honneur prenne vie. Là est la prouesse.
Arpago et Oronte, les deux rivaux de Dario, sont confiés à Sofia Soloviy et Lucia Cirillo. La première, soprano fruité de moyenne envergure, bute contre l’une de ces arias dont Vivaldi a le secret, « V´ubbidisco amate stelle », vibrante et vivante supplique aux étoiles devenue ici prière débitée sans grande expressivité. La seconde, à priori mezzo, ne marquerait pas davantage s’il n’y avait au deuxième acte « Non mi lusinga vana speranza », un adagio douloureux qu’un souffle long et une grande pureté d’émission font religieux.
Avec son vibratello envahissant, Roberta Mameli achève de rendre Alinda agaçante. Défauts deviennent cependant qualités lorsqu’ils participent comme ici à la caractérisation. La remarque est aussi valable pour Anders Dahlin, ténor ingrat de timbre, dont l’amertume évoque souvent Topi Lehtipuu, suffisamment agile cependant pour épouser les circonvolutions vocales de Dario et en proposer une interprétation valable, douloureuse et héroïque à la fois.
Orlando saillant dans la version 1714 de l’opéra du même nom, Riccardo Novaro fait aussi des étincelles en Niceno. La vocalise déliée, l’accent mordant portent au sommet de l’enregistrement « Non Lusinghi Il Core Amante », une aria scandée par un basson délicieusement narquois.
Mais le principal artisan de la réussite, celui qui insuffle à la partition vie, dosant intelligemment les contrastes, veillant à l’indispensable respiration entre récitatifs et airs, ne sacrifiant jamais la beauté sonore aux impératifs dramatiques et inversement, c’est Ottavio Dantone. Après, dans la même collection, un Tito Manlio de haute volée, le directeur musical de l’Accademia Bizantina confirme s’il était nécessaire son affinité avec l’opéra vivaldien.