« Elle a de ces lumières au fond des yeux qui rendent aveugles ou amoureux » fredonnait Pierre Bachelet dans les années 80. La chanson – Elle est d’ailleurs – n’aurait pas grand rapport avec l’opéra si Elle, le nouvel album de Marina Rebeka, n’en ravivait le souvenir. Après Mozart, Bellini, Donizetti et surtout Rossini, après une Traviata que Laurent Bury disait « assez éblouissante », la soprano lettone enregistre des extraits d’opéra français. Ne pas se méprendre : à sa manière, ce répertoire est aussi périlleux que le bel canto romantique. La virtuosité peut en paraître moindre – même si la valse de Juliette demeure une page de haute voltige – mais certaines exigences sont à l’inverse supérieures. La diction par exemple sur laquelle les oreilles francophones sont toujours chatouilleuses.
Il y a cependant peu de raisons de sourciller tout au long des treize plages d’un programme dirigé avec une grande justesse de sentiments par Michael Balke à la tête du Sinfonieorchester St. Gallen. Le texte est non seulement compréhensible, ce qui est déjà une prouesse s’agissant d’une chanteuse étrangère ; il est aussi compris. Derrière la prononciation du mot, on sent la volonté de caractérisation. « Elle a de ces manières de ne rien dire, qui parlent au bout des souvenirs » chante Bachelet.
Ne pas croire ensuite la technique belcantiste réservée aux seuls opéras du primo ottocento. La maîtrise des effets fait ici merveille, dès la première piste, l’air de Louise, « Depuis le jour » avec sa gestion graduelle du souffle et ses notes effilées comme du sucre.
Sucre glace, cela va sans dire. Il y a dans le timbre de Marina Rebeka, dans la couleur bleutée de sa voix, une pureté et un tranchant qui évoquent des fjords enneigés. Les températures chutent régulièrement en dessous de zéro en hiver au bord de la mer Baltique. Ceci n’explique pas forcément cela.
Etonnante aussi l’égalité des registres et l’étendue de la tessiture comme une invitation à parcourir dans ses extrémités la carte du soprano, de Carmen à Juliette en ses notes les plus stratosphériques – la valse. Reconnaissons-le, ce n’est pas dans ces deux rôles que la cantatrice lettone impressionne le plus. Tout est affaire de goût mais on préfère Carmen plus aguicheuse et Juliette plus juvénile même si « Amour ranime mon courage » nargue le danger, crâne, presque guerrier, irrépressible.
Les autres portraits d’Elle se bousculent au portillon de notre enthousiasme : Thaïs que l’on nous promet bientôt sur une grande scène internationale aux côtés de Ludovic Tézier, courtisane au sang royal, impérieuse, ensorcelante avec des aigus foudroyants, des angoisses défiées non sans orgueil, et des peurs confiées à mi-voix ; Salomé sculptée dans la même mosaïque d’agate et de porphyre ; Chimène noble et altière jusqu’à ce que le doute fende l’armure ; Manon, souveraine par l’éclat mais dont la vanité n’entame en rien la sincérité des adieux à la petite table ; Lia –L’enfant prodigue de Debussy – et ses « Azaël » déchirants ; Leila avec un « comme autrefois » en forme de prière, dont les volutes longues et rêveuses rappellent combien Bizet avait Norma en tête quand il composa Les Pêcheurs de perles ; Marguerite enfin, plusieurs fois chantée sur scène, enivrée de sa beauté dans un air des bijoux éblouissant avant que « tombé en esclavage », comme dans la chanson, on s’agenouille au pied de son rouet pour lui dire « emmène-moi ».