Les quelque 180 auditeurs réunis le 31 août dans l’auditorium du musée du Petit Palais ne se doutaient peut-être pas qu’ils assistaient à une création mondiale. Ce jour-là, en effet, le baryton franco-irlandais Edwin Crossley-Mercer donnait un récital au programme curieux, puisqu’il entrelaçait à des mélodies françaises bien connues (Debussy, Fauré, Duparc…) de larges extraits, donnés en première audition publique, des Wilde Songs de Michael Linton. Une douzaine de mélodies sur les seize que compte ce recueil dû à un compositeur américain dont le label Refinersfire nous avait déjà révélé, notamment, les très bluffants Carmina Catulli. Après le poète latin, Linton revient à sa langue maternelle et jette son dévolu sur le premier opus publié par un Oscar Wilde de 27 ans. La plupart des textes ici mis en musique proviennent du recueil paru en 1881, Poems. Jusqu’ici, les compositeurs s’étaient évidemment emparés du théâtre de Wilde, qu’il soit tragique ou comique ; ses nouvelles et ses contes ont également fourni une trame à des opéras. Mais les poèmes restaient relativement négligés, malgré les tentatives de Charles Griffes (Four Impressions, 1912), d’Erwin Schulhoff (Rosa Mystica, 1914) et de quelques autres. Certes, leur auteur s’y inscrit dans un courant symboliste incarné avant lui, et avec un peu plus d’originalité, par Swinburne, dont il reprend avec beaucoup de panache et de clichés – deux fois le mot « asphodèle » en seize poèmes, c’est peut-être trop – l’éloge du paganisme et la sensualité exacerbée.
Face à ces textes, Michael Linton adopte une attitude qui ne manque pas de déconcerter : il s’adonne sans retenue au plaisir du pastiche néo-dix-neuviémiste, enfonçant parfois le clou avec un goût pour le retour obsédant de la forme strophique (« Le Jardin des Tuileries »), avec l’infinie répétition de la même cellule mélodique aux contours victoriens (« Epitaph »). Il se permet aussi de fragmenter l’imitation en brusques éclats réunis par un collage postmoderne où se télescopent les miroitements debussystes, le rythme bondissant de la Forlane de Ravel pour le faune dansant dans « In the Forest », et même le quasi-messiaenisme pour l’appel inconsolable d’un oiseau solitaire dans « La Fuite de la lune », par exemple. La dissonance est cultivée ici et là, en de soudaines bouffées d’une atonalité affirmée, et les syncopes peuvent même renvoyer à la variété. Linton semble ne rien s’interdire, liberté qui lui permet de mieux se mettre au service du ton souvent méditatif de ces poèmes, notamment l’émouvant « Requiescat », inspiré à Wilde par la mort de sa sœur plusieurs années auparavant.
Avec ces mélodies écrites sur mesure, Edwin Crossley-Mercer explore tous les recoins de sa tessiture, de l’extrême grave jusqu’au falsetto, et utilise toute sa palette expressive, de la véhémence agressive jusqu’au murmure attendri ; on n’aurait pas refusé un peu plus d’ironie ou d’humour, mais le jeune Wilde ne l’a pas voulu ainsi. La voix du baryton est chaude, bien timbrée, et admirablement soutenue par le jeu virtuose du pianiste Jason Paul Peterson, très sollicité par la partie instrumentale de ces mélodies où l’instrument joue un rôle essentiel dans la création des diverses atmosphères. Cette suite substantielle, d’une durée d’une heure et demie, montre que la mélodie est bien un genre où les compositeurs d’aujourd’hui peuvent encore s’exprimer.