War and Peace, ça ne vous rappelle rien ? Un disque sorti il y a deux ans, lancé à grand renfort de tournée internationale et de promotion massue ? Oui, en 2016, le nouveau récital de Joyce DiDonato s’appelait In War and Peace, s’inspirant d’un sujet à la fois intemporel et d’actualité. Alors que les commémorations du premier conflit mondial touchent à leur fin, c’est le tour de Dorothee Mields de proposer un programme autour de la guerre et de la paix. Et comme la soprano allemande semble depuis peu animée d’une volonté d’émancipation qui la pousse à élargir son répertoire dans toutes les directions, voici qu’après le dépaysement géographique de son récent disque Monteverdi, elle s’autorise l’exotisme chronologique d’une incursion dans la musique du XXe siècle.
Le titre complet du disque ne le cache pas, d’ailleurs : War & Peace 1618-1918. Le livret d’accompagnement explique le rapprochement a priori incongru de ces deux dates. 1618 marque en effet le début de la Guerre de Trente Ans, et le but est ici de jeter une passerelle par-dessus trois siècles, dans la mesure où certains thèmes sont toujours d’actualité. La faim, le désespoir, l’appel à la pitié – de Dieu ou des hommes –, voilà quelques-unes des notions que l’on retrouve d’une guerre à l’autre, qui permet de juxtaposer les textes par-delà l’extrême diversité des partitions. Le plus curieux reste le point de départ du disque : Dorothee Mields a contacté le luthiste Wolfgang Katschner dans le but d’interpréter un étrange recueil, les Chants d’une pauvre fille composés au tout début des années 1920 par Friedrich Hollaender (1896-1976), élève de Humperdinck, collaborateur de Max Reinhardt, et à qui Josef von Sternberg confiera plus tard la musique de L’Ange bleu. Ayant fui l’Allemagne nazie en 1933, Hollaender aura une longue carrière pour le cinéma hollywoodien, Marlene Dietrich continuant à interpréter ses chansons. Pour War & Peace 1618-1918, Dorothee Mields a retenu cinq des treize Chants d’une pauvre fille, qui ouvrent et referment le programme. Le plus frappant est sans doute « L’Artiste de la faim », qui s’appuie sur la nouvelle de Kafka qui porte le même titre : frappant non seulement par la violence narquoise de son texte (dû au compositeur lui-même), où une jeune femme donne sa sous-nutrition en spectacle, mais aussi et surtout par la manière dont la soprano s’autorise ici toute l’expressivité qu’on a coutume d’associer aux chanteurs de cabaret, avec un passage très souple du chanté au parlé, et des intonations délicieusement canailles. La référence n’est pas ici Lotte Lenya, mais Blandine Ebinger, épouse de Friedrich Hollaender et créatrice du cycle écrit en dialecte berlinois, mais dont Dorothee Mields « normalise » la langue pour la rendre plus accessible.
Si vous pensiez encore que la chanteuse était définitivement abonnée à l’angélisme de la musique religieuse de Bach et de ses contemporains, ce disque vous détrompera. Malgré tout, la soprano n’a rien perdu de la pureté de son émission dès lorsqu’il s’agit d’interpréter l’autre versant du répertoire ici convoqué. Aux songs de Hollaender s’ajoutent diverses mélodies que des textes de Brecht ont inspiré à Hanns Eisler – qui mérite largement l’intérêt que l’on réserve d’ordinaire à Kurt Weill, et qui attirer d’autres voix que celle de Matthias Goerne – ainsi que deux partitions d’Erik Satie : voilà pour le versant 1918, qui déborde jusqu’en 1945. Toutes ces musiques du XXe siècle sont entremêlées à celles du XVIIe, signées Heinrich Schütz, Andreas Hammerschmidt, Samuel Scheidt et plusieurs autres encore, en reculant jusqu’au début du XVIe siècle avec Heinrich Isaac. Comme on le disait plus haut, les appels à la pitié sont nombreux, avec toutes les déclinaisons possibles du thème « Erbarme dich », mais l’on découvre aussi quelques formules plus originales, comme les « Derniers mots d’une jeune fille jadis fière et maintenant mourante », mis en musique par Heinrich Albert. Même en temps de guerre, on savait prendre du bon temps, comme l’indique l’hymne à l’oie parsemé de latin, conçu par Melchior Franck. Regroupés selon quatre grands thèmes (Peur, Catastrophe, Mortalité et Aspirations), toutes ces œuvres fort diverses sont unifiées par les arrangements signés tantôt du Suisse Bo Wiget, tantôt de Wolfgang Katschner lui-même.
Ensemble de musique ancienne réunissant une bonne quinzaine d’instrumentistes, la Lautten Compagney est évidemment très à son aise pour évoquer la Guerre de Trente Ans, dans l’accompagnement des mélodies comme dans les pages non-vocales réparties tout au long des deux disques, mais elle parvient aussi à trouver des couleurs évoquant les orgues de barbarie (pour Satie) ou les petits « orchestres aux armées », quitte à lorgner parfois vers les sonorités de L’Histoire du soldat. Le passage d’une époque à l’autre est parfois favorisé par des harmonisations inédites, comme cette dissonance par-dessus laquelle Dorothee Mields chante une berceuse anonyme, dans le prolongement de la « Berceuse à une mère » (morte) de Friedrich Hollaender. A une poignée de secondes près, tout ce beau programme aurait pu tenir sur un seul disque.