Les exégètes modernes de la musique de Wagner ont tendance à aborder l’œuvre du compositeur par un bout de la lorgnette tellement restreint qu’il en devient parfois anecdotique. En revanche, peu d’entre eux parviennent à considérer les opéras du maître de manière globale, tout en en proposant une lecture renouvelée. C’est pourtant le cas d’Eva Rieger, spécialiste de la figure féminine dans l’histoire de la musique. Parmi la centaine de publications en tous genres dont elle est l’auteur, on lui doit des études sur Nannerl Mozart, Clara Schumann ou, dans le domaine qui nous occupe ici, Minna und Richard Wagner. Stationen einer Liebe paru en 2003 chez le même éditeur. Si l’intitulé de son nouvel ouvrage « Leuchtende Liebe, lachender Tod » est plutôt énigmatique, son sous-titre est plus éclairant : Richard Wagners Bild der Frau im Spiegel seiner Musik (L’image de la femme dans la musique de Richard Wagner).
« Les femmes […] nous inspirent des chefs d’œuvres et nous empêchent toujours de les réaliser » écrivait perfidement Oscar Wilde (1). Toutefois, les opéras de Wagner eurent probablement été différents sans les femmes qui comptèrent dans la vie du compositeur. C’est en somme ce que suggère Rieger qui utilise données biographiques et considérations psychologiques pour relire en ce sens les partitions du démiurge saxon. La musicologue aborde judicieusement le sujet de manière chronologique. On sait gré à l’auteur de se replonger attentivement dans la correspondance du maître et de considérer les versions primitives de certaines œuvres pour étayer son argumentation. Rieger essaye de cerner les intentions du compositeur et d’analyser leur réalisation dans la musique. Malheureusement, les tentatives de sémantisation de certains paramètres (écriture tonale, mélodique ou instrumentale) manquent parfois leur cible, péchant par trop de prosaïsme. L’auteur se montre sans conteste meilleure sociologue que sémiologue. On regrette également le manque d’approfondissement de l’évocation de l’érotisme dans Tristan und Isolde alors que toutes les conditions sont réunies ici pour enfin aborder le sujet de manière sérieuse.
Bien sûr, ce genre d’étude implique une vision unilatérale du problème. Sa lecture demande donc de redoubler de vigilance critique. Mais même si, au détour de quelques pages, l’image de Wagner est quelque peu égratignée, ce n’est jamais gratuit ; le livre de Rieger est au-dessus de tout soupçon de misandrie et exempt de la mauvaise foi qui accompagne parfois les écrits « sociologico-féministes » et autres Gender studies à l’emporte-pièce que les sciences humaines des 40 dernières années ont parfois engendrés. En somme, l’analyse manque parfois de finesse, mais les arguments sont généralement convaincants, si ce n’est lorsque, à plusieurs reprises, la musicologue tente d’établir un parallèle un peu « gros » entre Wotan et Wagner lui-même.
Malgré les quelques réserves émises ici, ce livre a l’avantage de ne pas être un assommant exercice musicologique ne s’adressant qu’aux docteurs es Wagner, mais une étude très accessible à tous les passionnés et qui mériterait d’être mise entre les mains des metteurs en scène et autres interprètes. Elle renouvellera, par bien des aspects, l’audition des premiers et ouvrira peut-être de nouvelles voies aux seconds. Plus que tout autre ouvrage récent consacré à Wagner, celui-ci mérite une diffusion (et pourquoi pas une traduction) de notre côté du Rhin…
Nicolas Derny
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(1) O. Wilde, Aphorismes, B Hoepffner, C. Goffaux (trad.), Paris, Editions Mille et une nuits, 1995, p. 30