Les prétendus hommages aux gloires du passé servent surtout la promotion des artistes d’aujourd’hui, quand ils ne confinent pas à l’autoportrait narcissique. Le dernier récital de Vivica Genaux ne faillit pas à cette règle et comblera d’abord les inconditionnels de la belle colorature d’Alaska. L’intérêt que cette dernière porte à Faustina Bordoni, l’une des plus grandes chanteuses de la première moitié du XVIIIe siècle, ne date pourtant pas d’hier. En 2010, elle proposait déjà, mais en concert et avec la complicité du Concerto Köln, un passionnant florilège de raretés signées Capelli, Orlandini, Pollarolo, Leo, Sarro, Torri, Vinci, etc., témoignage de la première carrière italienne (1716-1725) de celle que ses contemporains avaient surnommée « la nuova sirena » et qui s’est aussi illustrée chez Porpora, Caldara, Bononcini ou Fux. Graver le programme de ce concert eut été probablement trop risqué, en revanche, quelques-unes de ces pages auraient pu compléter utilement une anthologie exclusivement consacrée aux deux Saxons, Haendel et Hasse. L’ivresse amoureuse de Bérénice (« Da torbida procella »), par exemple, qu’Orlandini destinait précisément à la Faustina, inaugurait magistralement le Drama Queens de Joyce Di Donato et n’aurait pas déparé le disque de Vivica Genaux. Mais encore eût-il fallu que l’éditeur partageât son intérêt pour la cantatrice. Si un portrait d’époque orne la pochette, le livret ignore tout simplement la diva : de sa naissance (Venise, 30 mars 1697), de sa formation, de sa vocalité, de son art, nous ne saurons rien, pas plus que des œuvres retenues, l’auteur se contentant de signaler qu’elle fut la rivale de Francesca Cuzzoni dans six ouvrages de Haendel, puis la compagne et la muse de son cadet, Hasse, pour se concentrer sur la trajectoire de ces mêmes compositeurs. Un parti pris incompréhensible et navrant.
Cette notice aurait évidemment dû nous livrer le témoignage de Quantz (évoqué par Burney), précieux entre tous: « La voix de Faustina, une mezzo-soprano, était plus pénétrante que claire ; elle ne s’étendait que de si bémol à sol [en réalité, elle montait jusqu’au la 4 chez Haendel], mais elle gagna par la suite quelques notes dans le grave. Faustina possédait ce que les Italiens appelaient un canto granito, à savoir une exécution brillante et nettement articulée. Elle avait la langue déliée, ce qui lui permettait de prononcer les paroles de façon rapide et distincte, le gosier flexible et idéalement formé pour les diminutions, enfin un trille si beau et si rapide qu’elle pouvait s’en servir à volonté et sans préparation. Que les passages fussent sur des notes voisines, sur la même note ou sur de larges intervalles, elle les exécutait avec la même facilité que l’aurait fait un instrument. Faustina fut certainement la première à introduire avec succès la répétition rapide de la même note. Elle chantait l’adagio avec beaucoup de passion et d’expression, mais elle rendait moins bien la plus profonde douleur, lorsque la voix doit traîner ou glisser, et qu’il faut avoir recours aux syncopes et au tempo rubato. Elle avait non seulement une excellente mémoire, ce qui lui permettait de varier et d’ornementer avec bonheur, mais un jugement d’une rapidité infaillible, grâce auquel elle pouvait donner à chaque parole toute sa force d’expression ». Vivica Genaux ne manque pas non plus d’atouts et nous la retrouvons, plus d’une fois, dans cette description. En revanche, si sa performance nous réjouit sur le plan strictement vocal, nous y cherchons en vain la « passion », la « force d’expression » des mots, l’amorce d’un affect et l’émergence, même fugace, du théâtre. Emblématique, l’enjôleur et premier air de Rossane dans Alessandro (« Lusinghe più care »), sur lequel s’ouvre aussi le disque, manque de poésie et demeure impersonnel. L’engagement minimal de l’interprète, qui ne s’approprie véritablement aucun air et reste sur son quant-à-soi, n’est toutefois pas seul en cause. Le programme lui donne avant tout l’occasion de briller et réduit à la portion congrue les moments d’abandon ou d’introspection douloureuse. Que n’a-t-elle choisi les adieux bouleversants d’Alceste (Admeto) plutôt que le racoleur et bavard « Parmi che giunta in porto » greffé tardivement sur Radamisto* !
Par contre, Haendel s’incline et le disque fait la part belle à Johann Adolf Hasse, ce dont nous ne pouvons que nous réjouir, tant ce champion de l’opera seria, fêté de son vivant dans toute l’Europe, reste étonnamment peu joué de nos jours. Cette préférence va bien sûr de soi: de Dalisa (1730) à Ciro riconosciuto (1751), Faustina Bordoni s’est produite dans une vingtaine de ses ouvrages et a profondément influencé son écriture. Perle du style sensitivo, « Ah ! Che mancar mi sento », un air que Hasse écrivit en souvenir de son épouse disparue (1781) et qui clôt le récital, se nimbe d’une tendresse pudique. Dommage que l’interprète ne se soit pas livrée plus tôt… Le lamento de Cleonice dans Demetrio (« Nacqui agli affani in seno ») ou l’air de repentir de Tusnelda, « No, genitor, non voglio », dans Arminio auraient peut-être davantage inspiré Vivica Genaux et reflété l’étendue des ressources expressives de son illustre devancière que les extraits de Numa Pompilio et Cajo Fabricio, pourtant d’excellente facture. Les trois ouvertures, enlevées avec une fougue roborative par la Cappella Gabetta, suscitent l’enthousiasme pour cet ensemble fondé par la violoncelliste Sol Gabetta et dirigé par son frère, Andrés, violoniste.
* Le livret affirme que ce numéro provient de Radamisto, ce qui pourra surprendre, à juste titre, les connaisseurs de l’ouvrage qui ne s’en souviendront pas. En réalité, Haendel l’y a inséré lors d’une reprise de l’opéra, en 1728, pour Faustina qui incarnait alors Zenobia, rôle créé, à l’origine, par Anastasia Robinson. Cependant, « Parmi che giunta in porto » fut bel et bien écrit pour la cantatrice vénitienne, mais quelques années plus tôt : il provient d’une autre reprise, cette fois de Floridante, où Faustina succédait à la Durastanti en Rossane.