Plusieurs malentendus ont nui à la connaissance des œuvres de Franz Schmidt hors du monde germanique. Le moindre n’est pas son attitude étonnante à l’endroit du nazisme, qui ne fut toutefois pas engagement zélé, mais au moins naïveté et ignorance, au point de suggérer à des musiciens affiliés au mouvement et en quête de répertoire de jouer les Variations sur un thème hébreu de son élève Israel Brandmann. Mieux, favorable à l’Anchluss, il compose une cantate titrée Die deutsche Auferstehung (La résurrection allemande) et fait le salut hitlérien lors de la création. Schmidt mourra suffisamment tôt, à l’avènement de la Seconde Guerre mondiale, pour qu’on ne lui fasse pas un autre procès… suffisamment tôt aussi pour ne pas voir sa femme Karoline, malade mentale, euthanasiée. Autre frein à sa notoriété, le fait de composer une musique parfaitement tonale, mêlant romantisme à la Friedrich, rigueur contrapuntique, réminiscences baroques, et expressionnisme violent, en tout cas aux antipodes de la musique dite « moderne » du temps, celle des Stravinsky et Schoenberg. Un art polymorphe que l’on qualifiait alors de décadent, – et l’on comprend que les nazis aient encensé Das Buch… pour ce qu’il n’avait pas voulu être – mais qui aujourd’hui revêt une autre signification, comme aboutissement d’une culture religieuse et d’un imaginaire en ligne directe avec Dürer ou Bosch.
Franz Schmidt naît à Bratislava (alors Presbourg) d’une famille magyar par sa mère, ce qui influencera certains aspects de son écriture. Il apprend le piano auprès de Theodor Leschetizky, puis le violoncelle, entre au conservatoire de Vienne, travaille le contrepoint avec Bruckner, la théorie avec Fuchs, joue sous la direction de Mahler au Hofoper. A son catalogue de compositeur, des œuvres pour orgue et pour piano, deux opéras, quatre symphonies, de la musique de chambre. L’oratorio Das Buch mit sieben Siegeln est entamé en 1934, interrompu par un accident cardiaque, puis repris et créé le 15 juin 1938 au Musikverein. Le contexte personnel de conscience d’une fin proche, et le contexte collectif d’exaltation du germanisme, sont indispensables à la compréhension de l’œuvre, mais elle ne se réduit pas à cela. Le thème de l’Apocalypse fédère chez Schmidt, qui recompose lui-même le texte à partir de celui de la Bible, des inspirations multiples et testamentaires, où se détachent par flamboiements divers, fugaces ou permanents, Wagner (un Saint Jean heldentenor jeune et lumineux tel un Parsifal), Bach, Haendel, Reger, Bruckner, Weber… Et si des personnalités comme Josef Krips ou Dimitri Mitropoulos décidèrent à partir de 1954 de redonner ses chances à l’ouvrage, on sent bien que sa qualité intrinsèque dépasse bien des controverses.
La forme de l’oratorio est calquée sur le texte remanié. La première partie relate l’ouverture de six premiers sceaux : marche-choral d’ouverture, Salutation de Jean aux sept Eglises, Chant de louange et Voix du seigneur en psalmodie, Glorification de Dieu par les quatre animaux-Evangélistes en fugue ternaire dans laquelle s’inclut en section centrale une autre fugue chorale pour hommes, celle des vingt-quatre vieillards. On perçoit d’emblée la virtuosité contrapuntique du compositeur, comme au moment de la révélation de l’Apocalypse, quand le motif chromatique initial est inversé et augmenté quand il s’avère que personne n’est digne d’ouvrir le Livre… sauf l’Agneau, alors évoqué comme une aria de Bach. Puis la narration de Jean alterne avec l’ouverture successive des sceaux, chacune caractérisée de façon très différente, que l’on ne détaillera pas ici, pour ne pas trop alourdir la lecture, de même que la seconde partie, avec le septième sceau, qui met en scène le combat de la femme avec le dragon à sept têtes qui veut dévorer son fils, la victoire des anges sur le dragon, les sept trompettes et la résurrection des morts, et l’annonce par la voix céleste du retour du Christ et l’avènement de la Nouvelle Jérusalem. Allegro baroque, duo féminin lyrique, alliance des cordes et du xylophone à la Bartok, tumultes orchestraux combinant fugue et passacaille, solo d’orgue chromatique et dépouillé, fanfares de cuivres, alléluia sur un air magyar… La puissance de l’écriture musicale tient aux formations monumentales requises, mais encore plus à l’extrême variété du langage confié à un orchestre opulent, manié comme une palette de peintre expressionniste : chromatisme très mouvant quand il s’agit d’évoquer le Mal à l’œuvre, diatonisme pour le Bien. Leitmotiv grégorien pour la narration de Jean, longues fugues puissantes à la Reger pour les combats ou le déluge, percussions, interludes à l’orgue entre chaque sceau dont la liberté d’écriture fait irrésistiblement penser à Messiaen. Jamais Schmidt ne tombe dans la mièvrerie, il ménage avec talent l’alternance entre violence et recueillement, entre candeur et bravoure, avec une belle et convaincante sincérité. Et si l’on peut par moments songer à une grandiloquence très hollywoodienne, on se laisse prendre à la puissance de l’évocation, très picturale une fois encore, très cinématographique.
Mais ce sont évidemment les voix qui couronnent cette fresque puissante, et la distribution ici est superlative : d’abord le chœur, grandiose et bouleversant, puis le Saint Jean de Johannes Chum, qui outre la sûreté d’émission, offre une ferveur splendide. Robert Holl est la Voix de Dieu, généreuse et dramatique, les autres solistes sont à l’avenant. La direction de Krystian Järvi, fils de Neeme et frère de Paavo, à la tête d’un orchestre excellent quoique méconnu, est exemplaire de générosité et de contrôle.
Il est indispensable de découvrir cette œuvre grandiose, enregistrée avec soin et précision en public, et dotée de la traduction du livret, absolument nécessaire aux non-germanistes.
Sophie Roughol