Après un premier disque de duos ténor-basse chez Deutsche Grammophon, revoici Ernest et Bart, revoici l’auguste et le clown blanc : ils vous avaient fait rire dans Bizet, Gounod ou Donizetti, Rolando Villazón et Ildar Abdrazakov reviennent aujourd’hui dans Verdi ! Sauf que là, on ne rigole plus. Et surtout, il n’est plus question de faire ami-ami. Le ténor français d’origine mexicaine joue clairement ici les utilités (trois mots en Uldino d’Attila, quatre vers en Ismaele de Nabucco), mais c’est sans doute la seule façon dont il peut encore servir un compositeur chez lequel il s’était illustré avant sa crise vocale. N’insistons pas, c’est sans doute seulement par dévouement que Rolando Villazón est venu donner la réplique à son collègue et peut-être ami ; il n’est même pas mentionné sur la couverture du disque.
Celui qui revient aussi, après le récital Duets, c’est Yannick Nézet-Séguin. A part une Traviata au Met en décembre dernier, Verdi n’est pas vraiment un compositeur qu’il a l’habitude de diriger, mais il s’en acquitte avec beaucoup de conviction, dans les œuvres de jeunesse à l’enthousiasme parfois tonitruant comme dans les opéras de la maturité. Il faut aussi souligner la beauté du son de l’Orchestre métropolitain de Montréal, qui reste pourtant cantonné à sa fonction d’accompagnement : nous ne sommes pas ici au concert, où il faut ménager des répits aux chanteurs, donc pas d’ouvertures insérées dans le programme, mais les airs comportent leur propre écrin instrumental qui permettent d’apprécier les qualités des solistes canadiens, qu’il s’agisse de l’introduction à l’air de Philippe II ou du prélude de l’entrée de Procida.
Le catalogue verdien est évidemment assez riche pour permettre de constituer un programme assez divers, incluant quelques tubes et osant quelques raretés. Deux remarques, toutefois : on aurait pu oser un air pour basse-bouffe pris dans Un giorno di regno, pour montrer que Verdi n’a pas toujours dédaigné de faire rire, et il faut se résigner à entendre Don Carlos et Les Vêpres siciliennes dans leurs adaptations italiennes, alors même que le héros de la fête a chanté récemment à Paris la version originale du premier de ces deux opéras.
Venons-en donc à Ildar Abdrazakov, le véritable héros de la fête. Du Verdi, il en chante depuis un certain temps, et s’il n’a pas forcément interprété en scène tous les personnages qu’il enregistre ici, il en bon nombre à son palmarès. Si l’on consulte son agenda, on s’aperçoit que le maître de Busseto y occupe une place de choix, et l’on voit s’enchaîner les Attila, Macbeth, Ernani, Luisa Miller, Don Carlos et autres Vêpres siciliennes. Cependant, on se rappellera ce qu’écrivait ici Audrey Bouctot en octobre 2017 : « un Philippe II majestueux dont le défaut d’autorité participe à la caractérisation ». A la scène, c’est une chose ; au disque, c’en est une autre, et « Elle giammai m’amò » se déroule sans que l’on en soit vraiment touché. Le problème est un peu le même avec « O tu, Palermo ». Tout cela est bien chanté, mais on ne sent pas l’artiste toujours très concerné par le drame. Comme dit Attila à propos de l’apparition qu’il vient de voir, « Ei mi parlò, sua voce parea vento in caverna ». A plusieurs reprises, on entend ici un vent puissant, surgi de la caverne, mais pas aussi impressionnant qu’on le voudrait. Heureusement, il y a les airs plus vifs, il y a aussi les cabalettes, qui imposent un investissement d’énergie et l’arrachent résolument à sa torpeur. Et peut-être certains personnages conviennent-ils mieux que d’autres à l’artiste, ce qui n’aurait au fond rien de bien étonnant. Ildar Abdrazakov est encore jeune, surtout pour une basse, et peut-être faut-il simplement lui donner encore un peu de temps, à condition que le vibrato, tout à fait acceptable à l’heure qu’il est, ne s’accentue pas, et que l’artiste échappe aux mises en scène passe-partout qui ne l’aideront pas à creuser davantage les héros qu’il chante déjà.