On ne trouvait jusqu’à présent qu’une seule version de Die Tote Stadt en DVD, la hideuse production d’Inga Levant, vue à Strasbourg et à Paris, lors de la création scénique de l’œuvre en France (2001), avec son héros littéralement nécrophile – on le voit embrasser les ossements de sa bien-aimée –, la vulgarité étatsunienne du deuxième tableau et le délire grandguignolesque du troisième tableau. Moins facilement disponible (mais visible sous forme d’extraits sur YouTube), un DVD (zone 1) immortalisait la très sage mise en scène réalisée par Götz Friedrich en 1983 pour Berlin et reprise en 1985 à Los Angeles et à Vienne, avec Karan Armstrong et James King.
Evidemment, Pier-Luigi Pizzi n’est pas adepte de l’esthétique de la laideur chère à Inga Levant, et il propose une vision moins réaliste que Götz Friedrich. Avec lui, la chambre abandonnée ne saurait être décrépite : la « crypte moisie » est une pièce luxueuse, remplie de bouquets d’amaryllis blancs. Les portraits de Marie, à part le grand, sont peints ou dessinés par Khnopff. Dans cet espace comme sous-marin, on ne devine à travers les grandes fenêtres que le miroitement de l’eau des canaux, mais l’on comprend bientôt qu’il s’agit de miroirs où se reflète un fond de scène immergé. Au deuxième tableau, on voit apparaître une gondole qui semble d’abord incongrue, mais qui correspond en fait à ce que chantent alors les comédiens : « Träume, träume / Dich aus Wasserflut / Nach Venedig ». La Venise du nord rejoint bien celle du sud dans cette scène onirique. Au troisième tableau, les ecclésiastiques en procession écarlate piétinent d’abord dans la vaste flaque d’eau aux ondulations constantes, avant de faire irruption chez le héros, nus sous leurs chapes !
Après avoir été en 2010 Siegfried à Salzbourg et Bacchus d’Ariane à Naxos à Paris, Stefan Vinke paraît inusable dans le rôle de Paul. Il est très à l’aise dans l’aigu, avec des pianos suaves, pleins de douceur – le rôle a été créé par un ténor lyrique qui chantait Tamino et Lohengrin, et Richard Tauber s’y est distingué – mais il sait aussi chanter en force aussi souvent que la partition l’exige. Alors que Torsten Kerl, bien chantant, était pataud et ridicule sous sa perruque blonde, Vinke impose un personnage tantôt sobre, tantôt halluciné. Solveig Kringelborn est sans doute plus convaincante en Marietta, la danseuse aguichante, qu’en Marie, l’idole éthérée. Elle glousse, ricane, minaude, tournoie avec aisance, mais l’absence de direction d’acteur l’empêche de conférer une vraie densité aux moments plus graves (et les gros plans ne l’avantagent guère). La fréquentation de rôles de plus en plus lourds coûte cher à la soprano norvégienne : la voix est belle, mais on aimerait un vibrato moins large, dès le célébrissime Lied du premier tableau, et la comparaison avec la toute jeune Denoke pourrait bien tourner à l’avantage de cette dernière. Stephan Genz était déjà Frank et Fritz dans la production Levant en 2001, et donc aussi sur le DVD Arthaus. En dix ans, le chanteur a évolué, et il donne du fameux Lied de Pierrot une version moins apollinienne, plus habitée. Christa Mayer est une magnifique Brigitta, jeune et maternelle à la fois. Eliahu Inbal dirige à grands traits l’orchestre surdimensionné de Korngold, en laissant déferler les décibels. Somme toute, un spectacle de bon goût, qui ne décolle pas vraiment d’une certaine routine chic, mais qui constitue une alternative viable aux autres versions existantes, en attendant l’hypothétique parution en DVD de la production Willy Decker, vue un peu partout, et notamment à Paris.