En tentant de réunir ici, par-delà les siècles et les pratiques instrumentales, deux compositeurs apparemment éloignés mais qui expriment les mêmes affects – l’amour, la mort, la fragilité et la caducité de toutes choses – par les voix et la musique, Leonardo García Alarcón (direction, clavecin, orgue, épinette, piano), William Sabatier (bandonéon) et Quito Gato (théorbe, guitare baroque et guitare électrique) ont conçu un projet original et ambitieux. La voix suave et passionnée de la soprano Marian Flores, le timbre chaleureux et sensuel du baryton Diego Valentin Flores contribuent au succès de l’entreprise, qui mêle dans l’interprétation de Monteverdi et de Piazzolla les instruments de l’une et de l’autre époque (aux instruments déjà cités s’ajoutent des violons, une viole de gambe, une contrebasse, un cornet à bouquin et une harpe).
Tout d’abord séduit par le titre de ce disque – une utopie argentine – et son programme prometteur – réunir le tango argentin et l’opéra italien à ses débuts –, il nous faut ici nuancer l’enthousiasme de la première découverte. Si les sonorités flatteuses des voix et des instruments sont indéniablement plaisantes dans leurs emplois contrastés, les effets de surprise que ménage l’ordre dans lequel sont donnés les extraits – retravaillés – de Monteverdi parmi les morceaux de Piazzolla s’épuisent dès la seconde audition au profit d’une interrogation. Car la question qui se pose est de savoir ce que l’on écoute précisément, dans la mesure où l’on choisit d’ordinaire les œuvres que l’on souhaite entendre en fonction de situations particulières, d’impulsions ou d’impératifs parfois mystérieux. Tout autre est le contexte du concert, dans l’unicité de son exécution, où le choc des styles et des cultures peut ouvrir de nouveaux horizons à explorer.
Se pose dès lors, au disque, le problème de la juxtaposition des styles – par exemple le nº 3 (« Romance del Diablo »), est un tango dont les sonorités, dans les habitudes d’écoute, s’apparentent à celles d’une musique de fond – et l’on n’écoute pas une musique de tango dans les mêmes dispositions que l’opéra de Monteverdi. Le nº 4 (« Chiquilín de Bachín ») est une chanson, voire une chansonnette, avec toute la fugacité et le mouvement introspectif que cela signifie. Le nº 2 (« Dormo ancora », emprunté au Retour d’Ulysse de Monteverdi) atteint à une profondeur qui élargit l’expérience subjective à l’universel. Faut-il vraiment tenter de fusionner des genres aussi éloignés ? Le plaisir ne provient-il pas également d’une diversité qui tient à la spécificité des genres, des moments où l’on souhaite entendre du tango, et de ceux où l’on souhaite écouter de l’opéra ? Au-delà de l’exploration de la porosité des frontières, n’y a-t-il pas quelque risque d’en arriver à justifier ces diffusions de musique en continu où tout se mêle, se confond, non pas dans une hybridation féconde, mais dans un aplatissement des singularités qui pourtant font la richesse des genres ?
Outre quelques difficultés à conserver le même volume sonore pour l’ensemble des morceaux enregistrés, on est frappé par des phénomènes de rupture : ainsi, en quittant le nº 5 (« Muerte del Angel », de Piazzolla) pour passer au nº 6 (« Vi ricorda, ò boschi ombrosi » de L’Orfeo), on pénètre dans un autre monde. On éprouve le même sentiment, mais dans l’autre sens, avec le nº 9, la magnifique « Ballade pour un fou » admirablement servie par la beauté du timbre de Diego Valentin Flores, la qualité des instrumentistes, l’intelligence de la direction (dans les tempi, dans les nuances). Mais on met plus de temps à se déprendre de ces sonorités pour vraiment entrer dans le Lamento della ninfa qui suit immédiatement, malgré le talent de Mariana Flores et le halo sonore ménagé par les musiciens. Il faut, sous peine de ne pas goûter pleinement l’œuvre, un temps d’adaptation : ce qui évoque un autre danger possible, celui du zapping, auquel nous sommes trop soumis aujourd’hui, nous contraignant à passer sans cesse d’une occupation à une autre, d’une émotion à une autre, sans transition, au risque d’une perte de cohérence globale.
Au demeurant, et bien que le programme s’ouvre et se termine sur un morceau de Monteverdi, l’univers sonore de Piazzolla semble beaucoup plus convaincant sur ce disque que les adaptations de Monteverdi qui peuvent parfois, en dépit de la qualité de leur interprétation, susciter quelques réserves.
Belle expérience et intéressante démonstration donc, mais qui ne suffit pas à souhaiter voir réunis davantage des genres différents qui ont chacun leur cohérence et tissent eux-mêmes leurs réseaux de sens et d’émotion. Le « Pur tu miro » « piazzolisé » par son interprétation et sa contextualisation, ne gagne pas en puissance d’émotion sous cette forme – qui pose, outre la question de la réorchestration, celle des anthologies réunissant des auteurs différents, de leurs choix toujours subjectifs qu’une intention raisonnée doit pouvoir justifier auprès de l’auditeur. Nul doute que les interprètes ont pris grand plaisir à réaliser cette compilation métissée, et il faut saluer leur adaptabilité à ces rythmes et sonorités si diverses, les arrangements parfaitement réussis et le travail de transposition, ainsi que, last not least, la direction inspirée du chef exceptionnel qu’est Leonardo García Alarcón, même si l’on préfère l’intégralité des œuvres originales aux montages qui les morcellent.
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