Saluons tout d’abord l’entreprise de Nimbus Records, qui nous rend désormais disponible sur CD et dans un son prodigieux de clarté et de présence une grande partie du legs de studio de Ljuba Welitsch. Cette étoile filante du chant eut une carrière aussi fulgurante que brève : révélée en 1946 à Salzbourg, puis surtout à Londres dans une tournée de l’Opéra de Vienne en 1947, elle participa à une production hallucinante de Salomé mise en scène par Brook dans des décors de Dali, qui parvinrent presque à occulter par leur surréalisme outrancier les très réelles prouesses musicales de l’équipe réunie pour l’occasion. Mais très vite, la soprano bulgare (1913-1996), sentant sa voix se dérober devant les exigences des rôles qui étaient désormais les siens, préféra se retirer de la scène au milieu des années 50, ne faisant que de rares retours pour des rôles de composition, telle la Duchesse de Crakentorp (et non en Marquise de Berkenfield comme l’indique la notice) en 1972, au Met…
Cette artiste hors normes était réputée pour son incandescence vocale, qui était à l’image de son tempérament, à la ville comme à la scène. C’est d’ailleurs à la scène, et donc dans des témoignages pirates, que l’on peut le mieux apprécier tout l’apport de cette chanteuse qui s’imposa dans les rôles les plus exigeants et les plus lourds : car si sa Donna Anna est bien connue du grand public (avec Gobbi, Dermota, Schwarzkopf, dir. Furtwängler, 1950), il faut surtout écouter sa Salomé du Met en 1949, sous la direction de Fritz Reiner, récemment rééditée chez Gebhardt (avec avec Thorborg, Jagel en Janssen !) malgré la précarité de la prise de son live. C’est, comme le disait André Tubeuf, « une torche vive qui se donne à entendre, et s’immole littéralement sur scène ».
A l’écoute des deux disques Nimbus, on peut se demander comment une voix aussi légère, aussi svelte, put dominer des rôles aussi écrasants ! Le tempérament ne fait pas tout, et ces deux disques témoignent de la technique de l’artiste, de cette focalisation insolente du son, de cette projection extrêmement haut placée. Mais il faut aussi reconnaître que le studio la bridait un peu. Certes, le chant est de bout en bout superbe, avec un timbre clair et fruité à la fois, une liberté de ton – et de rythme ! – qui obligent à la suivre, au propre comme au figuré… Combien de fois la chanteuse se prend à accélérer, laissant l’orchestre à la traîne (quitte à elle-même se trouver en retard quand les vocalises se font trop exigeantes, comme chez Donna Anna par exemple) ? Il fallait que l’artiste eût un sacré charisme pour obliger un Fritz Reiner, que l’on a connu plus péremptoire, à s’adapter ainsi à sa soliste… Mais plus d’une fois l’auditeur aura ici le sentiment que le studio masque ses qualités pour ne mettre en relief que ses défauts : les vocalises de Donna Anna, on l’a dit, mais aussi les aigus d’Amelia, la pâte vocale d’Aida, l’exaltation de Tatiana (plombée par l’allemand il est vrai)…
C’est finalement ailleurs que la magie opère et, paradoxalement, là où on l’attendrait le moins : la mélancolie de « Morro ma prima in grazia », les douceurs élégiaques d’Agathe, le quasi parlando de Salomé. Difficile de décrire l’effet que peut avoir sur l’auditeur une simple inflexion sur un mot (« sugli occhi d’una madre » chez Amelia, l’ultime « soffrir » d’Aida…), sur une note (le chromatisme final du « Vissi d’arte »). C’est tout un personnage qui soudain prend corps et vie, vous empoigne et semble soudain palpable. Osera-t-on tout au plus préciser que pour la scène finale de Salome, l’enregistrement choisi en son temps par EMI pour sa collection Références était autrement plus exceptionnel : capté en 1944 à Vienne (dir. Lovro von Matacic), dans la foulée des représentations qu’elle avait données avec Richard Strauss lui-même à la baguette, l’artiste et son rôle semblaient ne faire qu’un. Est-il étonnant que Welitsch, qui incarnait si bien les suicidaires et les passionnées, brûlant du même feu qu’elles, se soit rapidement usé la voix ? Le fait de faire alterner l’opérette (comme en témoignent ici les délicieux Lehar et Johann Strauss, ou encore – le plus réussi peut-être de cette sélection – une Dubarry humaine et vibrante) avec ces rôles crucifiants n’aura pas suffi à prolonger sa carrière lyrique. Elle bifurquera alors, visiblement heureuse de cette seconde carrière, vers le cinéma !
David Fournier