Emmanuelle Haïm a été très tôt portée par la musique. « L’enfance dépose dans nos mémoires tant de strates inconscientes » a-t-elle l’habitude de dire. À sept ans elle décide de devenir musicienne. Sa famille bien que mélomane, n’est nullement professionnelle dans le domaine. Mais peu importe, la détermination, l’enthousiasme, l’énergie qui la caractérisent, lui feront gravir les cimes. Sa solide formation au sein du Conservatoire National Supérieur de Paris lui permet de diriger auprès des baguettes les plus aguerries du répertoire baroque: William Christie, Philippe Herreweghe, Christophe Rousset. Emmanuelle Haïm est aujourd’hui, à son tour, une référence à la tête de son Concert d’Astrée lequel vient de célébrer, avec éclats, ses 20 ans lors de deux concerts de gala, l’un au Théâtre des Champs-Elysées, l’autre au Staatsoper de Berlin aux côtés de Sir Simon Rattle. Ces deux célébrations, dans leurs moments phares, sont désormais réunis dans un coffret 2cd à paraître le 22 avril prochain. L’écueil de la compilation catalogue composé pour les besoins de la cause nous est ainsi épargné pour nous plonger au cœur de l’émotion de deux programmes in vivo parfaitement complémentaires élaborés autour de cinq compositeurs : Rameau, Campra, Purcell, Haendel, Vivaldi.
Au fil de l’écoute, le Concert d’Astrée se montre au zénith de son art, affichant puissance et nuances, cohésion et précision. On ne peut qu’être admiratif de la versatilité d’une formation qui garde son brillant quel que soit le compositeur abordé. Emmanuelle Haïm prouve une nouvelle fois que l’excellence passe avant tout par une compréhension totale des ressorts d’une composition. Sous sa direction, tout semble aller de soi avec une telle aisance confondante et un spectre de couleurs riche et souple qui permet à l’ensemble de passer d’une partition à l’autre, avec la virtuosité et l’expressivité requises. La sonorité de l’ensemble est immédiatement reconnaissable, comme l’empreinte évidente des artistes qui ont atteint un haut degré de notoriété dans leur art. En ce sens, Emmanuelle Haïm a recueilli les fruits d’un travail de longue haleine avec son ensemble à travers « une recherche commune et constante d’une rhétorique et d’une identité sonore ». Et c’est précisément cette alchimie entre les voix et l’orchestre qui interpelle l’auditeur dès la première écoute. Le travail des musiciens avec les chanteurs est exceptionnel, la synergie est totale, ce qui dénote encore une parfaite connaissance et reconnaissance des voix de la cheffe survitaminée et ultra motivée, qui a réussi avec son ensemble à créer une continuité presque organique entre les instruments et les voix. Cette complicité irradie l’écoute et l’on sent le bonheur des artistes de partager avec la cheffe des moments privilégiés.
L’hommage est d’autant plus vibrant qu’Emmanuelle Haïm a réussi à fédérer autour d’elle deux générations de chanteurs qui ont tous répondu présents à la célébration de son ensemble délivrant le meilleur de leur art. Parmi les interventions les plus marquantes : l’air de Dardanus « Lieux funestes » par l’excellent Mathias Vidal qui a chacune de ses apparitions dispense une leçon de chant ; la mort de Didon par l’émouvante Marie-Claude Chappuis qui offre une lecture presque sacrée des derniers instants de vie de la reine ; les récit et air d’Émilie « La nuit couvre les Cieux » des Indes Galantes par Isabelle Druet à la puissance vocale calibrée avec une rare intelligence ; l’air de Télaïre « Brillez, astres nouveaux » de Castor et Pollux par Emmanuelle de Negri délivré avec un sens aigu de la théâtralité ; l’air d’Idoménée avec le chœur des sacrificateurs « Ô Neptune, reçois nos vœux » par Tassis Christoyannis lequel, comme toujours, brille par la chaleur de son timbre, sa fine musicalité et par sa diction française ; l’air de Tamerlano « A dispetto d’un volto ingrato » par l’élégant contre-ténor Carlo Vistoli ; l’air de Polifemo « Fra l’ombre e gl’orrori » par Andrea Mastroni sombre à souhait avec un fin instinct de la tragédie ; la première partie de l’air de Bellezza « Un pensiero nemico di pace » par la voix pure et claire Sabine Devieilhe ; le récit et l’air de Theodora « O thou, bright Sun… » par Emöke Baráth, au timbre dardé et caressant ; l’air de Bellezza « Tu del Ciel ministro eletto » par Sandrine Piau dans un registre clair-obscur qui sied à merveille à l’artiste et qui nous donne ici une belle leçon d’expressivité dans l’art des nuances. On citera également, avec une mention spéciale, Lenneke Ruiten qui, en Armida dans Rinaldo impressionne par la projection de sa voix dans le récit, et ses élans lyriques. Et sans oublier, outre la superstar Michael Spyres, le retour des deux vétérans : Natalie Dessay, complice de la première heure, très en forme dans l’air d’Alcina et Rolando Villazon qui donne à l’air de Lurcanio d’Ariodante toute l’expressivité d’une voix au timbre séduisant, quoique quelque peu blanchie.
C’est sur une note ô combien réjouissante (un Happy Birthday chanté d’une seule voix par l’ensemble des artistes réunis) que s’achève cette célébration en deux cd. L’effet addictif n’est pas en effet la moindre des vertus de cet enregistrement, et après deux heures trente d’écoute, l’auditeur n’a qu’un seul souhait, que cette fête n’en finisse plus. C’était aussi le vœux d’Emmanuelle Haïm laquelle prenant congé du public au Théâtre des Champs-Elysées en ce soir du 12 novembre dernier, donnait rendez-vous à celui-ci dans une décennie pour les 30 ans de sa formation. La cheffe mettra sans doute à profit ces années qui nous séparent de cette nouvelle célébration pour effectuer la grande tournée asiatique dont elle et son ensemble ont été privés par la pandémie, ainsi que celle aux Etats-Unis que beaucoup de mélomanes américains attendent. Mais n’avançons pas inutilement les horloges, Emmanuelle Haïm préférant « aux songes d’avenir, l’intensité du présent »…