Philippe Jordan confie dans le petit mot introductif dont il pare la notice que son « amour pour Verdi remonte aussi loin que (son) amour pour le théâtre ». Faut-il comprendre que Verdi est pour lui essentiellement un dramaturge en musique, et le Requiem – comme si communément on l’entend dire – un opéra sous forme de messe ou un drame religieux ? On ne sait, car ce qui frappe à l’écoute de cet enregistrement c’est plutôt… une absence totale de conception.
Entendons-nous : ce n’est pas là une version ratée. Maint détail, maint passage y sont absolument réussis – comme le début de l’Agnus dei, d’une belle austérité, avec une entrée du chœur comme des voix de l’au-delà ; comme aussi le chatoiement des cordes (presque karajanesques) dans le Lux aeterna ; comme aussi la douceur enrobante du Quid sum miser.
Mais ces très beaux moments sont dilués dans une neutralité froide parfois redoutable. A plusieurs reprises, les solistes semblent littéralement abandonnés à eux-mêmes et l’orchestre accompagne plus qu’il n’interprète : c’est le cas d’un Recordare dépourvu de colonne vertébrale, et clairement desservi par des voix féminines peu engageantes (n’y revenons pas : le disque ne leur réussit pas mieux que le concert); le cas également d’un Lacrimosa sans vraie tenue ni nécessité. C’est le cas aussi (comble !) d’un Ingemisco où le cher Piotr Beczala tente de mettre dans sa voix toute la tendresse que le chef échoue à mettre dans l’orchestre, soudain amolli et absent. Beczala auquel, il faut le signaler, les ingénieurs du son ont fait une mauvaise manière en laissant passer maint graillon importun. Parmi les solistes, seul l’étonnant Ildar Abdrazakov déroule sa partie avec intériorité et présence sans paraître se soucier du maigre soutien dont il pourrait parfois pâtir.
Encore une fois, l’édifice n’est pas indigne de considération. Les forces de l’Opéra de Paris sont présentes et préparées : l’orchestre fait valoir des ressources merveilleuses de timbre et de plasticité, qui sont la marque de Jordan mais prévalent mieux dans d’autres répertoires que celui-ci, d’une latinité sanguine qui semble lui échapper ; le chœur préparé par Patrick Marie Aubert se plie sans aucune difficulté aux mille sentiments qu’on lui demande d’exprimer, avec une homogénéité et une sensibilité qu’il faut saluer bien bas.
Après un Requiem scaligère de Barenboim entaché de grossièreté et de lourdeur, nous voici face à une lecture moins routinière que fuyante, esquivant les escarpements terrifiants de l’œuvre et ses abîmes mystiques. N’est pas Giulini qui veut. Décidément, l’année Verdi n’est pas un bon millésime pour ce chef-d’œuvre.