Des mots ; des notes : une tragedia in quattro atti sur laquelle l’Opéra de Paris lèvera dans quelques semaines le voile déposé par le temps (du 31 janvier au 21 février exactement1). Le temps mais aussi le mépris d’une certaine intelligentsia sous emprise wagnérienne, qui a longtemps considéré avec défiance tout ce qui survenait au sud des Alpes. Elève de Mascagni, Riccardo Zandonai fut à l’époque voué aux mêmes gémonies que les compositeurs véristes. A tort. Reprenons.
Des mots ? Ceux de Gabriele D’Annunzio, l’un des plus illustres auteurs de théâtre transalpin, qui reçut pour l’écriture du livret de Francesca da Rimini la somme exorbitante de 25 000 lires or quand le salaire de Zandonai, lui, ne dépassait pas les 3 000 lires. A ce tarif, le texte, inspiré d’une histoire vraie racontée par Dante puis reprise par Boccace, ne souffre pas de faiblesses. Quatre actes, dont le dernier est subdivisé en deux tableaux, le tout débarrassé des digressions politiques et historiques qui encombraient la pièce de théâtre originelle (représentée pour la première fois en 1901 et conçue pour la personnalité fascinante d’Eleonora Duse – la Sarah Bernhardt italienne et la maîtresse de D’Annunzio). Un livret resserré autour du couple formé par Francesca et Paolo mais dont Zandonai a voulu conserver les nombreuses didascalies, envisagées ici comme le ciment du drame. Ces longues descriptions écrites dans une langue précieuse chargée de symboles, font mieux qu’envelopper l’action d’un riche costume Fortuny ; elles la soutiennent. A Ravenne, au moyen-âge, Francesca a épousé contre son gré Giovanni Malatesta, seigneur de Rimini. Amoureuse de son beau-frère, Paolo, aussi beau que Giovanni est difforme, la jeune femme devient sa maîtresse. Prévenu par son autre frère, le fourbe Malatestino, le mari surprend les deux amants et les assassine. A la lecture de ce court résumé, on aura vite fait d’établir les correspondances qui s’imposent : Francesca et Paolo – Tristan et Isolde – trahissant Giovanni – Mark – et dénoncés par Malatestino – Melot.
De la même façon que Wagner a influencé l’écriture de la pièce, ce « poème de sang et de luxure » que D’Annunzio voulait théâtre idéal, Riccardo Zandonai, occupé en 1912 à la composition de son opéra, s’interrogeait : « Qui sait si ce ne sera pas un Tristan et Isolde italien ? ». De fait, c’est bien la musique de Wagner qui innerve la partition mais un Wagner plongé dans un soluté plus germanique que latin. Francesca da Rimini, à l’écoute, évoque Strauss avant Puccini (dont Zandonai n’aimait pas l’œuvre, mises à part quelques scènes de La Bohème). Une orchestration luxuriante, des harmonies audacieuses au détriment du plaisir mélodique auquel on pourrait s’attendre à prime abord et, pour achever de nous dérouter, une certaine transparence du tissu orchestral, des recherches archaïsantes (les sonorités médiévales de la viola pomposa à laquelle est confié le thème de la passion) qui rappellent davantage Ravel ou Debussy que Giordano (qui était présent dans la salle le soir de la création de l’œuvre le 19 février 1914 à Turin). Le caractère méditerranéen de Francesca da Rimini, on le perçoit malgré tout à travers la musicalité naturelle de la langue italienne et l’ampleur du geste vocal. Une certaine emphase dans le ton, un élan dans l’écriture qui font que les plus grands chanteurs ont voulu interpréter les deux amants, malgré l’absence dans la partition d’airs payants (sauf erreur de notre part, on ne trouvera dans aucun récital de soprano ou de ténor un extrait de l’opéra de Zandonai) : Madga Olivero, Leyla Gencer, Raina Kabaivanska pour Francesca, Mario Del Monaco, Placido Domingo et bientôt Roberto Alagna pour Paolo. Le lyrisme du chanteur français devrait d’ailleurs trouver à s’épancher dans ce rôle « à rebours du vérisme », bien davantage que dans le rôle d’Andrea Chénier auquel il eut la sagesse de renoncer l’an passé.
Tout cela, et plus encore, ce numéro de l’Avant-Scène Opéra le détaille et l’argumente. Essentiels à cet égard, on lira en priorité les articles d’Emmanuel Bousquet (auteur du guide d’écoute et de « L’Italie au cœur. Un opéra-patrie ? »), la description – remarquablement détaillée – des profils vocaux par Jean Cabourg, le portrait de Zandonai par Hélène Cao et les considérations qui précèdent la discographie de Sandro Cornetta. Soit les trois-quarts de la revue. Tout en regrettant que les aspects musicologiques et historiques de l’opéra de Zandonai ne soient pas développés davantage. Il aurait fallu pour cela faire de la place : renvoyer en fin de volume l’analyse par André Lischke des compositions que l’histoire de Francesca da Rimini inspira à Liszt, Tchaïkovski et Rachmaninov ; supprimer les extraits des textes de Dante et de Boccace, moins indispensables car disponibles ailleurs ; renoncer aux recensions des CD et DVD du moment qui, tout en datant la revue, la détournent de ce qui est sa raison d’être et fait son intérêt : la radiographie d’une oeuvre. Qu’importe ! La bibliographie établie par Elisabetta Soldini et Chantal Cazaux nous le démontre : quel autre média existe-t-il en français aujourd’hui, pour mieux appréhender Francesca da Rimini et se préparer aux représentations parisiennes ?
Christophe Rizoud
1 Riccardo Zandonai : Francesca da Rimini
Opéra National de Paris, du 31 janvier au 21 février 2011
Daniel Oren (direction musicale) ; Giancarlo Del Monaco (Mise en scène) ; Svetla Vassilieva (Francesca), Louise Callinan (Samaritana), Wojtek Smilek (Ostasio), George Gagnidze (Giovanni Lo Sciancato), Roberto Alagna (Paolo Il Bello), William Joyner (Malatestino dall’Occhio), Maria Virginia Savastano (Biancofiore)