Des tubes du divin Claudio, le non moins divin Jaroussky entouré de la crème de la nouvelle génération, de toute évidence, Christina Pluhar a mis toutes les chances de son côté pour ses débuts chez Virgin. Ses affinités avec le Seicento ne sont plus à démontrer, mais la flamboyante harpiste s’expose davantage dans ces pages plus courues que dans les chemins de traverse où elle aime s’aventurer. Sans surprise, c’est surtout dans la réalisation du continuo et l’ivresse rythmique qu’elle fait entendre sa différence. Les chefs-d’œuvre réunis pour ce programme ont rarement bénéficié d’un accompagnement aussi fastueux et volubile, aventureux même. La basse obstinée d’Ohimè ch’io cado préfigure la walking bass des jazzmen des années 1940. « Nous nous sommes autorisé ici un petit scherzo musicale visant à faire ressortir l’insolente modernité de cette basse » avertit Pluhar. Cette liberté réjouira notamment ceux qui avaient adoré la chaconne de Merula sur laquelle swinguait la Calisto dans la légendaire production du tandem Jacobs/Wernicke. Quant aux sceptiques… « J’invite volontiers ceux à qui ce procédé semblera avant-gardiste de taxer notre version de « trop moderne », mais j’aimerais assurer mes chers lecteurs et auditeurs en toute humilité, après toutes ces lignes d’explications, ch’io non faccio le mie cose à caso … [que moi, je ne fais pas les choses au hasard] ». L’Arpeggiata aligne une vingtaine de musiciens et Christina Pluhar marie les timbres rares avec sa gourmandise habituelle. Cependant, il ne faut pas nécessairement être puriste pour accueillir avec perplexité l’irruption, ici ou là, du cornet ou du psaltérion ; sert-elle encore le texte ou l’hédonisme sonore des interprètes ? Il n’est sans doute pas inutile de souligner la prééminence du verbe sur la musique et même de citer Platon : « le rythme et l’harmonie suivent les paroles, ce ne sont pas les paroles qui suivent le rythme et l’harmonie », mais pour illustrer ce pouvoir des mots, il faudrait peut-être commencer par respecter l’intégrité des poèmes de Pétrarque (Hor che ‘l ciel e la terra, Vago augelletto, réduits de moitié !) et de Rinuccini (Lamento della Ninfa)…
Cette anthologie nous rappelle que Philippe Jaroussky fut un jour le plus juvénile des Néron, sous la conduite de Jean-Claude Malgoire. Bien que le contre-ténor réfute l’étiquette de sopraniste, son timbre a toujours la clarté des voix hautes, ces « dessus mués » comme les nommait le Grand Siècle. C’est d’ailleurs dans la cantate pour deux sopranos de Haendel, Aminta e fillide, qu’il se produisait en concert la saison dernière avec Nurial Rial. Leurs voix, également lumineuses, légères et souples, révélaient déjà une troublante gémellité. La fraîcheur et la plus extrême délicatesse caractérisent aujourd’hui Pur ti miro, pur ti godo. Bien sûr, il faudra chercher ailleurs la pure volupté (Daniels/Antonacci), l’ardeur amoureuse (Von Otter/Delunsch), mais après tout, n’y a-t-il pas autant de manières de se regarder, de s’enlacer, qu’il y a d’amants ?
Théâtre d’Amour, annonce la couverture: en l’occurrence, l’Amour a les ailes de Cupidon et le sourire aux lèvres (Chiome d’oro), il danse, voltige (Zefiro torna), se languit et souffre avec infiniment de grâce – Se dolce è’il tormento, tendre et subtil, à mille lieues de l’âpre douleur d’un Villazón (Cf. l’album Monteverdi paru, lui aussi, chez Virgin), mais également prenant. Par contre, avec les madrigaux des derniers livres, l’enjeu est tout autre. Il y a eu un avant et un après Villazón, que cela plaise ou non à ses détracteurs. Ceux-là ont crié au pathos et dénoncé un vérisme forcément anachronique. Or, le ténor ne chante pas seulement avec ses tripes : il comprend le texte et l’investit dans ses moindres nuances comme personne avant lui. Si Monteverdi invente le style concitato (agité), c’est en réaction à la mollesse, à la modération excessive d’une musique qu’il juge incapable de traduire les passions. Ici, le théâtre se fait volontiers désirer, les affetti ne sont souvent qu’à peine suggérés. Alors que Rolando Villazón et Topi Lehtipuu grondent et crânent encore (Interrotte speranze), Cyril Auvity et Jan van Elsacker murmurent et susurrent à l’envi ; qu’il nous soit permis de préférer à cette douce sidération, l’inquiétante noirceur des premiers. C’est parfois plus une question de vocalité que d’engagement. L’ample et solaire incantation de Tempro la cetra excède les moyens de Cyril Auvity, si éloquent dans le répertoire français. Autre rendez-vous manqué: la berceuse d’Arnalta, étonnamment neutre, transparente, comme si Jaroussky était ailleurs. Mystère.
Lamento della Ninfa, plage cinq. Cette fois, il se passe quelque chose, ou plutôt quelque chose d’à peine dicible passe: l’angoisse à l’état pur, oppressante, mais sublime. Celle d’une femme éperdue, dont l’univers s’effondre et qui chancelle au bord du gouffre. Un choc, peut-être une catharsis, en tout cas une expérience dont je ne suis pas sorti indemne. Une fois n’est pas coutume, le « je » s’impose à moi, parce que les émotions fortes, éminemment personnelles, rendent dérisoires l’effacement du sujet et les précautions oratoires que pratique d’ordinaire la critique. En concert comme au disque, Nuria Rial ne m’avait encore jamais convaincu et cet album me l’a révélée. Mais j’en viendrais presque à oublier qu’elle n’est pas seule: l’extraordinaire puissance évocatrice de la langue montéverdienne n’agit pas que par le biais de ce chant intense et frémissant. Je m’en voudrais donc de ne pas citer le trio qui plaint la Nymphe : Jan van Elsacker, Cyril Auvity et Nicolas Achten, ainsi que les instrumentistes : Christina Pluhar et Simon Linné au théorbe, Elisabeth Seitz au psaltérion, Eero Palviainen à l’archiluth, Charles Edouard Fantin au luth Renaissance, Christine Plubeau à la gambe et Francesco Turrisi au clavecin.
Frustrant et jouissif, léger puis bouleversant, inégal mais pourtant irrésistible, cet album est tout cela à la fois. Humain, trop humain.
Bernard SCHREUDERS