Un premier récital est un moment attendu pour une cantatrice. Vingt deux ans à peine, Julia Lezhneva porte en elle des espoirs et bien des responsabilités. Ses qualités se définissent au-delà d’un potentiel conséquent. Nature attachante, bagage musical, goût, tout semble expliquer pourquoi des pointures se sont entichées d’elle. Ses débuts à Pesaro (dans un Stabat Mater qui ne fut pas la plus brillante idée du Maestro Zedda, cf. la critique d’Antoine Brunetto), exposèrent de stupéfiantes réactions scéniques pour une si jeune cantatrice : détermination, cran, calme olympien. Qualités tout aussi importantes et de bons augures pour un avenir brillant et assurément promis.
Un récital « Carte de visite » est un passeport à double tranchant. Il est censé démontrer ce qu’un chanteur est prêt à exposer sur scène. Naturellement, dans le désert belcantiste actuel, quand on affiche un récital consacré au Pesarese, le microcosme lyrique retient son souffle et tend l’oreille. Enfin le miracle espéré ? La tentation de proclamer la nouvelle Bartoli ? Mieux adouber l’héritière de la royale Anderson ou de l’aristocratique Cuberli ? Marc Minkowski n’hésite pas un instant à franchir le Rubicon et n’a qu’éloges et autres superlatifs à pour qualifier la jeune soprano (il donne d’ailleurs un méchant coup d’accélérateur à sa carrière : Julia sera son Urbain pour les prochains Huguenots à la Monnaie de Bruxelles). Reprenons nos esprits…
Un enregistrement réussi sans nul doute, se réécoute (fait rare) avec un plaisir certain, un livret un rien chiche et racoleur en mode curriculum d’étudiante brillante (quelques mots sur le choix des œuvres en adéquation avec les moyens de Lezhneva auraient été plus judicieux), un programme light d’à peine 45 minutes avec sa sinfonia inutile. Quitte à afficher le rondo d’Elena, pourquoi ne pas le faire précéder de la superbe entrée « O mattutini Albori » ? D’Angelina, le sublime duo avec Ramiro ?
Evacuons l’orchestre. De la belle ouvrage indéniablement. Minkowski, comme beaucoup de chefs baroques, fantasme sur Rossini. Son amour de ce répertoire est évident. Rossini reconnaissant a-t-il pour autant livré tous ses charmes et ses mystères ? Non. La qualité sonore est réelle, mais au sein même de l’esthétique de parade du napolitain de La Donna del Lago jusqu’aux terminaisons dramatiques du Grand Opéra à la française de Guillaume Tell, en passant par le Drama giocoso de Cenerentola, nous devrions explorer des univers bien distincts. Cela n’est pas le cas dans cette luxueuse uniformité de ton. La contribution de Minkowski se résume à un superbe travail d’accompagnement de sa jeune soliste dont il a parfaitement saisi la vocalité, cela en ses limites bien compréhensibles.
Julia Lezhneva possède un matériau de toute beauté, d’une phonogénie rare en son médium opalisé. Plus rare encore, l’expressivité acquise sur une facilité innée de colorature est patente. On ne pourra jamais réduire la jeune Julia à une machine à notes. Si ce disque n’atteint pas l’émotion attendue, il mérite par sa musicalité, un énorme respect. A l’écoute, on comprend qu’il n’a pas été aisé de coucher sur papier, un programme suffisant pour remplir un disque rossinien. L’ambitus (quoiqu’en dise Minkowski), est relativement modeste, du moins dans sa capacité à soutenir une réelle tessiture de soprano : tenir un La ou un Si est déjà toute une aventure. Or Julia est un soprano mais pas un Colbran. Le dilemme est là… Dans ce contexte limitatif, de soutien surtout, Lezhneva ne peut tenir tête aux héroïnes plus aiguës de Rossini. Il s’agit aussi dans une certaine mesure, de laisser le temps au temps. Lezhneva est donc à son meilleur dans les récitatifs, les moments d’intimité ou de recueillement ainsi que dans l’ornementation des cantilènes. Les moments de bravoure dans leur dimension et leur nécessité physique sont hors de portée et négociées par d’habiles tricheries (on flirte régulièrement avec un joli marquage détimbré). Il est établi, qu’hormis La Cenerentola où elle pourrait être intéressante, scéniquement, les héroïnes du disque sont actuellement inaccessibles. L’avenir de Lezhneva est au concert pour quelques années encore. La jeune soprano le sait, comme elle connait ses limites et les camoufle habilement même au prix pour l’auditeur, de ficelles rapidement lassantes : Le soutien se dérobant régulièrement, elle désincarne la matière vocale à partir du Sol aigu, le trait devenant alors un charmant gazouillement plus approprié au baroque qu’à un chant tout droit hérité de la grande école napolitaine des castrats. En évoquant le baroque, et là est peut-être le seul point concret de comparaison avec la Bartoli, Lezhneva serait bien inspirée de le fréquenter ardemment, d’y faire ses armes scéniques et donc de considérer Rossini et consorts, non pas comme un point de départ mais comme un aboutissement dans quelques années. Notre époque meurtrière laissera-t-elle le temps à cette perle de se polir ? Nous l’espérons de tout cœur.
Philippe Ponthir