Comment mieux connaître un homme qu’en pénétrant au cœur de son foyer ? Avec ces lettres choisies adressées par Leoš Janáček à sa fille Olga ou sa femme Zdenka (et inversement), nous nous trouvons au cœur de l’intimité d’une famille, de ses joies, de ses silences, de ses secrets, des ses drames. Certes, de tout temps, les artistes, grands hommes ou citoyens ordinaires ont vu, dans leurs échanges épistolaires, l’occasion de se mettrent eux-mêmes en scène et bon nombre d’historiens se laissent encore prendre à ce piège. Tout comme il faut lire les autobiographies ou les mémoires avec d’extrêmes précautions (Mein Leben d’Alma Mahler par exemple), il est dangereux de prendre les recueils de correspondance au premier degré : erreurs involontaires, mensonges éhontés (Félicien Rops était coutumier du fait) ou perception tronquée de la réalité peuvent mener à des erreurs historiques.
Le présent recueil avait déjà été publié en tchèque par Svatava Přibáňová (Thema con variazoni, Leoš Janáček korespondence s manzelkou Zdenkou a dcerou Olgou, Editio Bärenreiter, Praha, 2007). Jakob Knaus, président de la Leoš Janáček Gesellschaft (1), édite aujourd’hui cette correspondance dans la langue de Goethe (traduction de Pamela Zurkirch). La courte mais pertinente introduction de l’édition originale est simplement traduite faute d’être augmentée, l’appareil de note contenant les précisions nécessaires à la compréhension optimale des lettres est rejetée en fin de volume (ce qui est peu pratique), quelques petites coquilles subsistent (2) et on ne comprend pas vraiment pourquoi des 628 lettres ou cartes postales de l’édition tchèque, on passe à 459. Car dans certains cas, les auteurs de ces missives font référence à un envoi précédent qui ne figure pas dans ce volume sans que l’ont sache si il n’a pas été conservé (3) ou s’il a uniquement été supprimé par le Dr. Knaus. Toutefois, l’entreprise a l’immense mérite de permettre une diffusion beaucoup plus large que la version originale.
Qu’avons nous à apprendre de la lecture de volume joliment illustré ? Historiquement, peu de choses. On ne trouve rien ici que les biographes ne nous aient pas déjà livré. Par contre, nous sommes amenés à côtoyer le compositeur dans son quotidien. Les musicographes nous ont cent fois raconté comment Janáček acheva Jenůfa au chevet de sa fille mourante, mais aucun n’a su, jusqu’ici, nous faire ressentir la nature des liens entre Olga et ses parents, qui ont déjà perdu un fils âge de deux ans. A travers la première partie de ce recueil, nous sommes les témoins des relations complices de la jeune fille avec son compositeur de père. Pas de déclaration larmoyante, pas d’effusion d’affection, juste une touchante simplicité. Au départ, il s’agit de photographies instantanées de tranches de vie. Puis survint la tragique année 1902 où Olga, partie perfectionner son russe à Saint-Pétersbourg, contracta la fièvre typhoïde (4). Un intense correspondance s’installe dès lors entre La Russie et les parents qui feront finalement le voyage pour la ramener à Hukvaldy, où elle décédera au matin du 26 février 1903. A partir de cet instant, l’intérêt des lettres entre Leoš et Zdenka décroît pour ne nous livrer que peu de choses intéressantes jusqu’en 1916, date de la création praguoise de Jenůfa, avec le succès que l’on sait. On connaissait déjà un certain nombre des lettres relative à cette période faste de la vie de Janáček puisqu’elles ont été publiées en anglais par J. Tyrrell dans Janacek’s Operas : A Documentary Account (Londres, Faber&Faber, 1992).
La suite de cette correspondance montre la réalité de la vie amoureuse de Janáček de manière quelque peu tronquée. Car, derrière les formules toutes faites que l’on lit ici, l’ambiance au sein du couple se détériorait au fur et à mesure que les années progressaient. Le compositeur tomba amoureux de Gabriela Horvátová, mezzo-soprano qui chanta le rôle de Kostelnička dans les premières praguoises de Jenůfa, puis de Kamila Stösslová, rencontrée lors d’une cure à Luhacovice en juillet 1917. Deux femmes que Janáčěk n’hésite pas à mentionner abondamment dans les lettres qu’il adresse à son épouse légitime ! Le 25 juillet 1917, Zdenka écrit même à Leoš : « Avec madame Stösslová, j’éprouve l’amitié d’une mère envers sa fille et j’espère qu’on la reverra chez nous » (lettre 286). A ce moment, la pauvre femme est loin de se douter que Leoš et Kamila, femme mariée de 38 ans sa cadette, vont entretenir une relation platonique mais passionnée pendant les 10 dernières années de la vie du compositeur. (5)
Certes, on trouve ici quelques cartes postales où seuls quelques mots sans importance sont notés, n’excédant pas l’intérêt d’un de nos SMS modernes. Certes, un certains nombre de considérations météorologiques ou purement pratiques ne nous apprennent rien. Toutefois, la personnalité complexe de Janáček se révèle clairement au cours de la lecture de cette correspondance : animé par une foi (naïve ?) en l’homme, le compositeur de Jenůfa apparaît très concerné par les question matérielles et financières. Compréhensible par le fait que son enfance, pauvre, fut suivie par une longue période de vie modeste, l’habitude de tout calculer lui colle à la peau bien après le succès qu’il connaît au delà des frontières moraves. Moins anecdotique, il montre une intégrité artistique sans faille, voulant suivre sa propre voie créatrice. La postérité prouve qu’il a eu amplement raison mais sa conviction aura été plus difficile à tenir au cours des décennies sans véritable reconnaissance. On peut suivre ce compositeur de génie dans ses jours noirs ou, au contraire, dans ses moments d’exaltation. Car même dans ses dernières années, le vieil homme perclus de rhumatisme gardera la faculté de s’enthousiasmer pour son art comme dans son impétueuse jeunesse. Janáček n’est pas un Surhomme (au sens nietzschéen du terme) mais un « artisan » de la musique, avec ses défauts et ses qualités. Une jolie manière de remettre en perspective l’œuvre du compositeur, avec les précautions d’usage donc…
Nicolas Derny
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(1) http://leos-janacek.org
(2) La lettre n°50 ne date pas de 1905 mais bien du 16 mai 1902. D’autre part, à plusieurs reprises, la traductrice note « Zdenko » et « Olušo » (pour Oluša, diminutif d’Olga). Il ne s’agit pas d’une faute de frappe mais de la forme vocative qui existe en tchèque et pas en allemand. Il n’y a donc aucune raison de les garder ici.
(3) Après la mort du compositeur Zdenka Janáčkova a en effet détruit les lettres qu’elle adressées à son mari pour ne garder que les cartes postales.
(4) La santé de la jeune fille a toujours été fragile. Elle souffrait depuis sa plus tendre enfance de rhumatismes articulaires et de problèmes cardiaques.
(5) Lire à ce sujet leur correspondance choisie et traduite en anglais par J. Tyrrell dans Intimate Letters: Leoš Janáček to Kamila Stösslová, Londres, Faber&Faber, 1994.