Créée en juin 1996 au Châtelet et reprise sur cette même scène en 2003, la production de Stéphane Braunschweig poursuit son chemin : on l’a vue à Milan, on la retrouve à Madrid. S’y sont succédé dans le rôle-titre Nancy Gustafson, Karita Mattila et Emily Magee. Les Jenufa ne se bousculent pas en DVD (deux versions jusqu’ici, contre déjà trois Katia Kabanova), et il est heureux que soit finalement immortalisé un spectacle qui fut une des grandes réussites de l’ère Lissner – on comprend que l’ex-directeur du Châtelet ait souhaité remonter cette production à La Scala – et qui correspondait à la véritable création parisienne de ce chef d’œuvre, simplement précédée par les représentations données en français au Palais Garnier en 1980.On est heureux de retrouver la sobriété extrême d’un spectacle en noir et blanc animé de quelques touches rouges, ces costumes 1900 réduits à l’essentiel, et ce décor qui arrache l’œuvre au pittoresque paysan. Sur cette scène nue, la lumière découpe sans cesse de nouveaux espaces de jeu ; seule entorse au dépouillement, les pales rouges du moulin qui surgissent derrière l’héroïne pendant l’ouverture et lors de l’attaque de démence de sa belle-mère.
Après avoir vécu à l’aube des années 1990 un début de carrière fulgurant qui aurait dû la propulser vers les sommets, Amanda Roocroft a connu un passage à vide, une traversée du désert dont elle revient depuis quelques années. Si elle semblait un peu à la peine en Elisabeth de Don Carlos à Amsterdam en 2004, elle semble désormais se tourner avec un certain bonheur vers les œuvres de Britten et de Janáček. Même si le visage n’est plus celui d’une jeune fille, la silhouette est encore juvénile, et l’actrice est émouvante. Moins sollicitée que dans les emplois verdiens, la voix s’épanouit parfaitement dans ce répertoire. Habituée des rôles les plus lourds du répertoire wagnérien, Deborah Polaski est très à l’aise dans la tessiture mixte de la Sacristine (la « marguillière », selon la traduction adoptée ici par le sous-titrage français), et l’on se réjouit d’entendre dans ce rôle une chanteuse encore en pleine possession de ses moyens : cela nous change agréablement des sopranos à bout de voix qui se réfugient souvent dans ce personnage pour dissimuler leur usure vocale. Loin des stridences d’une Anja Silja, exempte du vibrato monstrueux d’une Eva Marton en fin de carrière, Polaski « chante » le rôle d’un bout à l’autre. Grande, empreinte d’une autorité naturelle, elle sait aussi déployer une tendresse infinie dans les supplications qu’elle adresse à Števa. Les deux ténors, les deux demi-frères ennemis, sont ici parfaitement différenciés, par leur physique comme par leur timbre. Avec son charme et sa voix suave, Nikolaï Schukoff est bien le bellâtre arrogant que doit êtreŠteva. Miroslav Dvorsky chante dans son arbre généalogique, il est la « caution slovaque » (à défaut d’être morave) de cette production, où il compose un Laca d’abord brutal, dévoré par la jalousie, puis repenti et aimant. Assez peu inspiré par cette musique, alors que l’orchestre est l’un des protagonistes essentiels de l’œuvre, Ivor Bolton ne fera évidemment pas oublier Simon Rattle, dans la fosse lors de la création au Châtelet en 1996.
Merci, donc, aux deux Stéphane, Braunschweig et Lissner, grâce auxquels ce spectacle fut créé, repris et remonté, merci d’avoir contribué à acclimater sous nos latitudes ce génie trop longtemps ignoré qu’est Janáček.
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