Ces gravures, effectuées entre 1996 et 1999, forment le neuvième volume de l’intégrale des lieder de Johannes Brahms entreprise par la firme CPO. Il s’agit là de la toute dernière période créatrice du compositeur, depuis l’arrangement pour voix solo qu’il fit (1888) de huit de ses propres Zigeunerlieder – initialement onze, mais pour quatre voix ! – jusqu’aux célébrissimes Quatre chants sérieux (1896). Si l’on peut apprécier d’avoir ainsi à disposition un recueil chronologiquement et artistiquement cohérent, force est de constater que le musical n’est pas des plus enthousiasmants. Helmut Deutsch seul, phénoménal inspirateur, surprend, émeut, conduit l’auditeur dans des lieux inattendus, parfois même inouïs, les Opus 106 et 107 prenant sous ses doigts des profondeurs rares. Dire des trois chanteurs qu’ils sont en retrait par rapport à lui est un euphémisme. Ils font certes preuve d’une probité remarquable, s’effaçant presque pour mieux laisser parler musique et texte. Le problème est que l’on a connu interprétations autrement plus engagées – et engageantes. Iris Vermillion (en charge des huit Zigeunerlieder) n’est pas sans rappeler Brigitte Fassbaender, émission haute, diction parfaite ; mais quel manque singulier de charme ! On peut certes rendre justice à ces pages sans avoir la plus belle voix du monde, mais qu’il suffise d’écouter la poignante phrase « Täusch mich nicht… » (Opus 103 n° 7), et l’on comprendra qu’il manque ici une dimension émotionnelle nécessaire à faire décoller ces pages du simple premier degré. Le cas de Juliane Banse est assez semblable : chacune de ses deux interprétations dans l’Opus 107, Das Mädchen spricht et Mädchenlied, n’a vocalement rien de la « jeune fille » en question… Dans l’Opus 106 et dans les pages de l’Opus 107 où Andreas Schmidt chante seul, l’on arrive enfin à se laisser emporter sur les ailes de l’inspiration brahmsienne. Certes, là encore, on peut ergoter, trouver la voix trop blanche, l’interprétation trop volontairement détachée, refusant trop systématiquement l’expression. Dans le petit recueil des Cinq lieder op. 106, avec ses miniatures, cela se justifie pleinement : Ständchen trouve ainsi des allègements charmeurs, Auf dem See enchante par l’élégance de son phrasé et les couleurs du timbre, le douloureux Es hing der Reif trouve même une façon inattendue de donner à sentir le saisissement de l’hiver glacé sans en accentuer le côté sombre, l’idée de la mort s’induisant d’une ligne qui se fige dans une lumière grise… Bref, du grand art. Pour Les Quatre chants sérieux, on a trop à l’oreille les grandes références de Hotter ou Kipnis pour ne pas sentir ce qu’une voix aussi claire et légère que celle de Schmidt retire au poids émotionnel de ce cycle. Dietrich Fischer-Dieskau, même jeune, osait davantage l’expression… Mais il faut reconnaître que l’interprète, dans son parti pris de neutralité objective, comme en effleurant la ligne vocale, sans entrer de plain-pied dans la pâte vocale habituellement attendue, s’en sort avec les honneurs.
Catherine Jordy,
avec la complicité de David Fournier