Trahison ? Oui, sans doute, si l’on considère que les circonstances historiques – délicieusement interchangeables – stipulées par le livret sont bafouées par cette production munichoise d’Un ballo in maschera, mais devant une trahison aussi brillante, qu’il nous soit plutôt permis de dire : Chapeau ! Bien sûr, le spectacle risque de désorienter qui ne connaît pas parfaitement l’œuvre, à moins de se laisser simplement porter par la beauté des costumes et des décors. C’est là que le DVD permet de dépasser l’éventuelle perplexité initiale et d’explorer plus avant ce qu’un jugement trop rapide pourrait balayer du revers de la main. Plus que d’intentions inabouties comme notre collègue Guillaume Saintagne en avait eu le sentiment en salle, la mise en scène de Johannes Erath apparaît d’une virtuosité stupéfiante qui tisse autour du mélodrame verdien un réseau de variations d’une ingéniosité diabolique. La production repose sur le principe de la symétrie et du dédoublement, qui régit non seulement le décor, mais aussi le déroulement de la représentation, où des scènes se reproduisent, où des détails anodins finissent par se révéler significatifs, et où des échos surgissent là où l’on s’y attend le moins. Un seul exemple : pour se déguiser, Riccardo emploie une marionnette vêtue du même costume marin que l’enfant d’Amelia, enfant que les conspirateurs menacent plus tard de tuer, ce qui amène à s’interroger sur la relation Renato-Riccardo. Le tout crée un univers qui renvoie en partie au surréalisme (toute cette histoire n’est-elle pas le rêve d’un candidat au suicide ?), en partie au cinéma de l’entre-deux-guerres. On songe à un Magritte comme L’Assassin menacé, mais où les chapeaux melon auraient été remplacés par des hauts-de-forme, l’élixir d’oubli recommandé par Ulrica devenant un très hitchcockien verre de lait. Dans ce monde stylisé, le chœur danse comme un chorus line de music-hall et, troquant la toque de groom contre le chapeau-claque, Oscar est un double de Marlene Dietrich qui portait si bien le smoking dans Morocco. Visiteuse dans ce décor, Ulrica est la mort tentatrice, et son allure rappelle plutôt Anita Eckberg dans La dolce vita.
A ce brio scénique s’ajoute une distribution réunissant ce que l’on peut aujourd’hui espérer de mieux dans les principaux rôles. D’une élégance digne de Fred Astaire dans Top Hat, Piotr Beczała est un superbe Riccardo, auquel ne manque qu’un soupçon d’aisance en plus dans le do grave qu’il doit attraper juste après un la bémol aigu dans « Di’ tu » (il réussit mieux le deuxième couplet). Manifestement, le personnage lui convient bien, et il semble très à l’aise dans cette production. Peut-être aussi est-il porté par une partenaire de la stature d’Anja Harteros, qui bénéficie à son tour d’un personnage moins passif que ne le veut la tradition : ici, ce n’est pas malgré elle qu’Amelia perd son voile au deuxième acte, elle le retire délibérément. Et si le timbre n’est pas en soi d’une beauté inoubliable, l’artiste, elle, est remarquable et sait imposer une présence magnétique. Le Renato de George Petean ressemble plus à Raimu qu’à une star hollywoodienne, mais sa voix manifeste une délicatesse qui contribue à rendre moins ridicule le cocu de l’affaire. Sofia Fomina est un Oscar qui n’a rien d’une soubrette, ce dont on se réjouit. Quant à Okka von Damerau, si elle n’est pas le contralto abyssal qu’on rêverait d’entendre ici, elle donne assez bien le change, micros aidant. Zubin Mehta dirige une partition qu’il connaît bien, où il évite les tempos extrêmes, notamment dans les airs de Riccardo, dans « E scherzo od’è follia » ou dans la deuxième partie des couplets du « Di’ tu » évoqué plus haut. Et chapeau bas pour le chœur de l’Opéra de Munich, particulièrement sollicité par la mise en scène.