Une œuvrette balbutiante, un brouillon d’apprenti, ce Demetrio e Polibio, patiemment reconstitué par les musicologues ? Pas tout à fait, car même âgé de 16 ans, Rossini maîtrisait déjà un langage personnel, il pouvait déjà composer de sublimes duos et de fort beaux ensembles, même s’il lui restait encore pas mal de chemin à parcourir avant d’accéder aux sommets. Ce premier opéra, créé plusieurs années après sa composition, fait donc alterner des moments très inspirés, et d’autres nettement plus convenus. Quant au livret, les vers de madame Mombelli valent bien ceux de quantité de librettistes de son temps, et elle connaissait assez son mari, le ténor Domenico Mombelli, et ses filles Ester (soprano) et Anna (mezzo) pour leur concevoir des personnages conformes à leur tempérament et à leurs compétences. C’est en effet une histoire de famille que cet opéra, initialement conçu par bribes pour faire briller les talents de la famille Mombelli, mais finalement donné devant un véritable public. Le livret lui-même est une sombre histoire familiale, où père et fils portent en réalité le même nom (il y a en effet un Demetrio senior et un Demetrio junior), mais se rebaptisent, soit par ruse (Demetrio père se fait passer pour son propre envoyé Eumene), soit par adoption (Polibio, roi des Parthes, le considère comme un fils et l’appelle Siveno). Les thèmes du double et de l’imposture sont donc au cœur de l’intrigue, et Davide Livermore en fait les clefs d’une mise en scène brillante qui, tout en misant sur le théâtre dans le théâtre, réussit à éviter les poncifs d’un procédé qu’on croirait désormais éculé. Après une ouverture cocasse, où le fond de scène s’avère être un rideau donnant sur une autre salle de spectacle, les personnages se démultiplient, chacun ayant son double muet, se reflétant dans des miroirs sans tain. Et comme le feu est très présent dans ce livret, concrètement – Eumene met le feu au palais de Polibio à la fin du premier acte – ou métaphoriquement (les flammes de la passion qu’embrasent l’amour ou la colère), les protagonistes et les choristes ont souvent de petits feux allumés au creux de leur main, brandissent des torches ou tentent de saisir d’insaisissables bougies ou candélabres flottant dans l’air. Des caisses ou des portants de costumes servent de décor, où évoluent les personnages en tenue Empire, avec quelques numéros particulièrement réussis (l’enlèvement de Lisinga sur un piano suspendu aux cintres). Après un premier acte brillant, le deuxième ne propose néanmoins rien de neuf et se borne à reprendre les procédés employés auparavant.
Pour la résurrection moderne de ce premier opéra composé par Rossini, le Festival avait réuni une distribution jeune et internationale : soprano espagnole, mezzo russe, ténor chinois et basse italienne. Yijie Shi, régulièrement invité à Pesaro (il y fut le Comte Ory en 2009, Aronne de Mosè in Egitto en 2011, est un grand habitué du chant rossinien. Alors qu’on peut parfois reprocher aux chanteurs asiatiques une certaine placidité scénique, rien de tel ici : Shi compose un méchant diabolique, quitte à forcer un peu le trait et, du même coup, la voix. Dans un rôle aussi hérissé de difficultés que la Konstanze mozartienne, Maria José Moreno sort victorieuse de l’épreuve, interprétant avec grâce une héroïne passive et peu passionnante. Victoria Zaytseva a moins à chanter, sans doute parce que l’interprète initiale du rôle était moins douée que sa sœur, mais elle a notamment un fort joli duo avec Lisinga, au premier acte. La basse Lodovico Olivieri était la pièce rapportée de la famille Mombelli (on prétend qu’il était le majordome et cuisinier), ce qui explique peut-être que le rôle de Polibio soit beaucoup moins intéressant que les trois autres : dommage pour Mirco Palazzi, qui ne peut guère y déployer que la beauté de son timbre, sans trouver à y faire preuve de toute l’expressivité dont il est capable. L’orchestre dirigé par le claveciniste Corrado Rovaris tire le meilleur parti possible de cette œuvre de jeunesse, qui laisse entrevoir ce que Rossini allait bientôt devenir.