Quand, à la fin des années 40, Walter Legge -le père d’EMI- apprit que Dinu Lipatti était atteint de leucémie, conscient du peu de temps terrestre imparti au malheureux pianiste, l’adipeux producteur précipita à sa suite tous les camions-studios du label afin d’en enregistrer le moindre cluster.
C’est frappé de cette même frénésie morbide que Virgin Classics poursuit aujourd’hui quelques uns de ses artistes, comme s’il ne restait à Diana Damrau ou à Philippe Jaroussky que quelques tristes jours à vivre. Heureusement, sauf contre-ordre, il n’en est rien. Si ces artistes sortent deux disques par an, ce n’est pas une question strictement mégacaryoblastique mais uniquement parce qu’il n’y a plus qu’eux qui vendent. Et comment reprocher à Virgin de nous gaver de ces artistes quand, en toute honnêteté, il nous en faut saluer l’absolue suprématie ? Ne le feraient-ils pas qu’on en appellerait au syndrome Leyla Gencer qui de sa vie ne posa pas un escarpin dans un studio d’enregistrement alors qu’à quelques encablures de ses renards retournés s’époumonaient d’inutiles divas des campings que l’histoire enterra en même temps que leurs vinyles griffés.
Voilà donc notre amie Diana -que nous aimons et que nous respectons- face aux micros, une nouvelle fois. Et comme le lied ne vend pas, bien qu’elle y excelle, ce sont encore ses contre-notes, son grand écart d’octaves et ses moirures sensément dramatiques que l’on capte et offre à la plèbe visqueuse. Et s’en félicite-t-elle, la plèbe visqueuse ? Oui. Car elle aime Diana.
Retenons de ce disque une Zerbinetta qui est la référence contemporaine. Mais pourquoi ce fatras informe d’airs mandatoires ? Doit-on vraiment se taper l’insupportable « Babbino Caro » quand on a le talent de Diana Damrau ? Doit-on vraiment graver une « Voce poco fa » qui n’apporte rien à la littérature rossinienne ? Damrau ne vaut-elle pas mieux que le fade Oscar qui traine derrière lui ses deux piètres arias anémiques ? Heureusement, ce disque s’appuie sur quelques piliers qui permettent à Damrau de sortir promener son talent sidérant, comme l’intense scène de Truelove dans Rake’s Progress ou ce monument de frivolité bécassine qu’est « O luce di quest’anima » auquel elle insuffle un swing du meilleur effet. Son Ophélie, éminemment idiomatique, est un autre moment de grâce.
En fin de compte, on se dit que s’il ne tient qu’à Philippe Jaroussky et à Diana Damrau de sortir EMI de la crise du disque, les écouter deux fois l’an n’est pas un prix très cher à payer. On se permettra seulement de regretter une époque où le marché offrait à de tels artistes des défis discographiques à leur hauteur.
Hélène Mante