Depuis la production de Martin Kusej en 2006 à l’Opéra d’Amsterdam, Eva Maria Westbroek s’est imposée comme LA Katerina Ismaïlova de ce début de XXIe siècle. A Paris, à Londres, à Madrid, elle a triomphé dans ce même rôle. Mais voici qu’une rivale de taille se présente, en la personne d’Angela Denoke, dont la présence justifie le présent enregistrement. Evidemment, l’Allemande n’a pas grand-chose en commun avec sa consœur néerlandaise, ni dans le physique, ni dans la voix, et le personnage qu’elle campe est bien différent. On regrette d’ailleurs que cette captation live se borne au son, car il aurait sans doute été passionnant de disposer d’un DVD du spectacle, même si le metteur en scène Matthias Hartmann n’a pas vraiment convaincu avec son Elektra parisienne.
L’absence de toute image retire incontestablement une dimension à l’incarnation d’Angela Denoke car, si l’on admire la plasticité de cette voix superbe, capable de la plus exquise douceur comme de la plus grande véhémence sans jamais basculer dans le cri, la diction n’est pas son point fort, et l’on est très loin de l’articulation superlative d’une Vichnevskaïa. Il faut un moment pour s’habituer à cette Katerina d’abord plus froide, moins sensuelle ; c’est là que l’image aiderait sans doute, car les critiques ont apparemment salué l’art avec lequel Denoke parvenait à inspirer au spectateur de la sympathie pour une héroïne a priori peu attirante.
Kurt Rydl, dont la voix est réduite à une trame, reste un excellent acteur, et le personnage de Boris s’accommode bien de l’usure de ses moyens. Marian Talaba est un de ces ténors de l’Est à la voix assez déplaisante (souvenez-vous de Youri Marouzine dans les premiers enregistrements Gergiev), mais ses braillements nasillards sont parfaitement à leur place dans le rôle très bref du pleutre Zinovi. On s’étonne d’apprendre qu’il chante beaucoup à Vienne, et pas seulement les seconds couteaux : peut-être sait-il enlaidir sa voix à volonté… L’Ukrainien Micha Didyk a de tout autres avantages à mettre en avant, timbre séduisant, aigu éclatant, qui feraient presque aimer l’odieux Sergueï. Sonietka, la rivale de Katerina au bagne, est souvent très bien distribuée, et cette version ne déroge pas : Nadia Krasteva ne fait qu’une bouchée de ce rôle, certes très bref, mais essentiel au dernier acte.
Très mis en valeur par la prise de son, alors que les voix paraissent plus lointaines, un peu étouffées, l’orchestre du Staatsoper sonne magnifiquement, dès l’introduction, prise à un tempo assez rapide. Grâce à la direction d’Ingo Metzmacher, on ne perd pas une seule de ces « débandades » qui affectent la plupart des personnages masculins de l’opéra, et l’on participe pleinement, si l’on peut dire, aux accouplements de Katerina avec Sergueï ; les – rares – instants d’apaisement ou de poésie ressortent d’autant mieux qu’ils sont encadrés de paroxysmes de violence. Le Chœur du Staatsoper, très sollicité, se montre à la hauteur de la tâche dans ses incarnations successives. L’occasion était d’autant plus importante qu’il s’agissait de la création viennoise de la version originale de cet opéra, dont seule la révision connue sous le titre de Katerina Ismaïlova avait été donnée jusque-là, en 1965.