Second opus du tandem Kermes/ Osele, Colori d’Amore se présente comme un « album d’airs sur le thème de l’amour1 ». Si le fil directeur est banal, le programme l’est beaucoup moins : l’infatigable déterreur de trésors qu’est Claudio Osele a rassemblé dans ce disque des extraits d’opéras méconnus d’Alessandro Scarlatti, Antonio Caldara, Riccardo Broschi, Giovanni et Antonio Maria Bononcini. Au total, Colori d’Amore peut s’enorgueillir de « 13 world premiere recordings » – difficile de ne pas faire le rapprochement avec les albums de Cecilia Bartoli2. Volontairement ou non, Simone Kermes se pose en concurrente de la mezzo-soprano romaine – l’aria inédite de Broschi qui conclut le récital figurait d’ailleurs au programme de la dernière tournée de Bartoli3.
Si le volcanique Lava, paru l’an passé, ressuscitait les fastes de l’école napolitaine de la première moitié du XVIIIe siècle, l’aventureux Colori d’Amore a l’ambition de nous transporter à la Cour de Vienne. Dans sa remarquable notice d’introduction, Osele explique que la fin du XVIIe siècle voit naître dans la capitale « un art de la composition plus recherché et novateur [qu’en Italie], attentif aux rapports avec le texte et à l’expressivité », « moins […] spectaculaire car moins en quête de succès ». La qualité des arie réunies dans ce disque justifierait à lui seul son achat. Les moments de grâce y abondent, comme le sublime « Ombra mai fu » de Giovanni Bononcini (dont on dit qu’il inspira Haendel) ou le « Sonno, se pur se’ sonno » d’Antonio Maria Bononcini.
Oscillant entre le lyrisme douloureux de « Il mar de le mie pene », le désespoir poignant de « Cara tomba4 » ou la douce amertume de « Dice Tirsi », Colori d’Amore, qui se referme sur le long lamento d’Epitide, peint l’amour sous des couleurs bien sombres. Osele a toutefois eu l’habilité de ménager quelques éclaircies avec le charmant « Canta dolce il rosignolo » ou le primesautier « Più che freme », esquivant l’écueil de la monotonie. L’attention portée à l’expression des sentiments ne revient pas à proscrire la virtuosité : rien de plus orné, en effet, que « Ondeggiante, agitato », « Per combatter » ou le tempétueux « Torbido, irato e nero ».
La direction alerte d’Osele, à la tête des Musiche Nove, dose subtilement les effets, évitant une excessive dramatisation. Rarement on aura entendu orchestre si chantant, si lumineux, si attentif à faire chatoyer les timbres. Le violoncelle s’enflamme dans « Se vedrai », les cordes palpitent sourdement dans « Chi non sente », violon et violoncelle exultent dans « Per combatter » : les instruments rivalisent d’expressivité avec la voix.
On en finirait presque par oublier que ce disque est avant tout un récital de Simone Kermes, que le sticker apposé sur le boîtier du disque présente bien témérairement comme « the queen of baroque ». Sur la pochette, la soprano allemande entretient son image de diva exubérante en arborant une robe à la française bleu électrique et une chevelure rouge vif soigneusement ébouriffée. La vidéo promotionnelle la montre égale à elle-même : d’un histrionisme qui confine à l’autodérision. Mais quelques réserves que puisse inspirer la personnalité de la chanteuse, il faut reconnaître que la prestation qu’elle livre ici est absolument électrisante.
La nature, pourtant, ne s’est pas montrée très généreuse envers Kermes : le timbre est avare d’harmoniques et le grave fort court (les intervalles de « Chi non sente » sont sans pitié). Mais ces lacunes sont compensées par l’incroyable engagement dont fait preuve l’interprète, plus disciplinée que naguère (subsistent néanmoins, ça et là, quelques effets vocaux douteux). Dans les arie virtuoses, la voix, agile, déjoue crânement, sinon toujours parfaitement, les difficultés techniques. Si les trilles tenus de « Ondeggiante, agitato » sont un jeu pour elle, les coloratures de « Torbido, irato e nero » la poussent dans ses derniers retranchements (cette aria redoutable a été écrite pour le jeune Farinelli).
Sensible et inspirée, Simone Kermes cisèle ses phrasés et use d’inflexions d’une infinie variété : « Ombra mai fu » est comme en apesanteur, « Cara Tomba » à faire pleurer les pierres, « Canta dolce il rosignolo » d’une exquise délicatesse. Chaque plage se révèle une nouvelle source d’émerveillement. La réussite de ce disque doit évidemment beaucoup à la complicité qui lie la chanteuse à Claudio Osele : Colori d’Amore n’est pas un écrin pour diva narcissique. L’orchestre vole d’ailleurs la vedette à Kermes le temps d’un balletto de Matteis le Jeune.
On l’aura compris : pour ses interprètes comme pour le répertoire qu’il exhume, cet album audacieux mérite d’être découvert. Sans attendre.
Delphine Dalens-Marekovic
1 Nous citons le livret
2 Est-il nécessaire de rappeler le rôle qu’Osele a joué auprès de Cecilia Bartoli ?
3 « Chi non sente » a toutefois été écarté du DVD Sacrificium.
4 Naguère gravé par Nadine Sautereau, cet air est le seul qui ne soit pas inédit au disque.