Premier grand mythe de l’humanité, le Déluge, on le sait depuis 1872, est bien antérieur à l’élaboration du récit biblique, puis qu’il figure dans la onzième des douze tablettes de l’épopée de Gilgamesh, héros babylonien ; la grande inondation serait même d’invention antérieure de cinq siècles. Après avoir dormi une vingtaine d’années dans les réserves du British Museum, les caractères cunéiformes de l’histoire du roi d’Uruk furent enfin déchiffrés par l’assyriologue George Smith. Parce que ce texte projetait un éclairage neuf sur l’Ancien Testament, Gilgamesh fut bientôt traduit en anglais, en diverses versions, en prose ou en vers. C’est vers celle de Reginald Campbell Thomspon, professeur à Oxford, publiée en 1927, que se tourna Bohuslav Martinů lorsque, dans les années 1950, il entreprit d’écrire une œuvre pour remercier Paul Sacher de son mécénat constant depuis 1938. Dès 1940, le compositeur annonçait vouloir produire « quelque chose comme la Rappresentatione di anima e di corpo de Cavalieri ». Il fallut attendre l’été 1948 pour que son choix se porte finalement sur l’épopée de Gilgamesh pour sa « cantate profane », et encore août 1954 pour que la composition commence. Ce qui aurait dû n’être qu’une page de dimensions modestes, pour chœur et orchestre à cordes, se transforma peu à peu en œuvre ambitieuse, pour grand orchestre et plusieurs solistes.
Le choix d’une traduction anglaise était purement pragmatique : « en tchèque, on ne chanterait mon œuvre nulle part », expliquait Martinů, en se réservant la possibilité de l’adapter plus tard dans sa langue maternelle. C’est finalement en allemand qu’elle fut créée, en 1958, après quoi la version tchèque s’imposa dans le pays natal du compositeur. Hélas, Gilgamesh ne s’est guère imposé ailleurs, fait d’autant plus regrettable qu’il s’agit d’une œuvre majeure de la dernière période créatrice de Martinů, au même titre que La Passion grecque, à peine moins négligée.
Au disque, on ne trouvait jusqu’ici que des versions en tchèque : deux sous la baguette du grand Jiří Bělohlávek, l’une de 1976, chez Supraphon, l’autre de 1996, diffusée par la BBC (chantée en tchèque mais avec récitant anglophone), et une troisième, moins tchèque que slovaque, puisque gravée en 1989 par Zdeněk Košler avec l’orchestre de Bratislava (Marco Polo puis Naxos). Supraphon propose à présent, enregistrée pour la première fois, la version « originale », en anglais. Ce que l’on entend ici, ce sont donc bien les mots mêmes que Martinů a mis en musique, et non d’autres que l’on a tant bien que mal collés ensuite aux notes.
Ce choix justifie donc la présence d’artistes anglo-saxons, à commencer par l’excellente Lucy Crowe. Bien connue pour ses prestations chez Haendel, la voix de la soprano britannique possède désormais une solide assise jusque dans le grave : même si ses interventions sont peu nombreuses, on retient notamment la sensualité des onomatopées que la partition lui confie, et son premier monologue traversé à l’orchestre d’effets orientalistes dignes de la Salomé de Strauss. Le rôle du ténor est assez confidentiel, et Andrew Staples n’y déploie pas forcément de quoi marquer durablement les esprits. Dans cette partition en technicolor, dont la modernité est plutôt celle de Britten et Bernstein, les voix graves sont bien davantage mises en avant. Le baryton australien Derek Walton confère à sa participation tout le pathos nécessaire. Parmi les solistes, Jan Martiník est le seul non-anglophone, mais sa maîtrise de l’anglais est tout à fait satisfaisante ; on pourrait souhaiter un timbre plus sombre, mais la voix a toute l’ampleur voulue. Quant à Simon Callows, jadis Schikaneder pour Miloš Forman, il tient avec conviction et sérieux son rôle de narrateur.
Sous la baguette de Manfred Honeck, connu notamment comme défenseur de Walter Braunfels, cette œuvre hybride – qui a d’ailleurs parfois été présentée comme un spectacle scénique – brille de tous ses feux, grâce aux contributions superlatives de l’Orchestre philharmonique tchèque et du Chœur philharmonique de Prague. Le résultat est d’autant plus admirable qu’il s’agit d’une captation en direct.