Le choc entre l’Orchestre du Concertgebouw et son ex-directeur musical Daniele Gatti n’a pas fini de faire des étincelles. Alors que ce dernier était licencié par le premier en été 2018, on annonce en mars 2019 la parution de trois enregistrements – dont cette Salome – réunissant les parties prenantes. Un œil mesquin ne pourra pas s’empêcher d’y voir des excuses mal formulées, ressemblant furieusement à cette boîte de mauvais chocolats que votre voisin vous offre après avoir embouti votre Fiat Punto avec son SUV.
Tout de même, pas de mauvais chocolats ici. Daniele Gatti se saisit de la partition de Strauss avec maestria. Il y déploie un tissu orchestral souple mais dense, puissant, mais toujours à l’écoute des chanteurs. Le Concertgebouw y est d’ailleurs pour beaucoup, comme l’illustre la « Danse des sept voiles », où hautbois, flûte et clarinette solo s’y donnent à cœur joie. Il n’y a finalement que l’acoustique franchement sèche de l’Opéra national des Pays-Bas (ou de la prise de son) pour tempérer nos propos.
Côté plateau, le bilan est plus mitigé : tous les rôles secondaires (Juifs, Nazaréens et autres peuplades moyen-orientales) sont très bien distribués, mais déjà Hanna Hipp semble mise en difficulté par le rôle pourtant modeste du Page d’Hérodias. Le même constat vaut pour Peter Sonn, qui ne peut s’empêcher de chanter une bonne partie de son rôle une tierce au dessus, ce qui explique les difficultés rencontrées en chemin.
C’est avec Evgeny Nikitin que surgit la première grande voix de la soirée. Le baryton est ici en forme héroïque, poussant ses aigus depuis la citerne de Jochanaan sans aucune difficulté : la voix est tranchante mais saine et solide, et l’allemand ne fait aucunement défaut à ce chanteur spécialisé dans le répertoire germanique. Les choses commencent assez bien pour Lance Ryan, qui conserve un ton autoritaire mais généreux lors de ses premières interventions, le tout dans un allemand fort convenable. Mais la voix perd rapidement de son panache avec les premières difficultés, et les aigus ne passent plus qu’en force (tenus et plats) ou en voix de tête.
Le cas de Malin Byström mérite plus de réserve. On sent ici une excellente Salome en puissance, avec son timbre de voix très sensuel, sans jamais virer dans une hystérie trop souvent entendue. Mais le rôle semble encore trop escarpé pour la chanteuse : les graves ne sont pas vraiment assurés, et quelques aigus semblent vacillants. De plus, les kilomètres de texte – ô combien difficile à mettre en place posément, il est vrai – posent problème à plusieurs reprises. On espère que les années à venir permettront à la chanteuse de s’approprier pleinement le rôle.
Il est rare de consacrer autant d’importance au rôle d’Hérodias : assez marginal, souvent défendu par des chanteuses dont la voix n’est plus qu’un souvenir, il est devenu malgré lui le rôle de celles qui n’ont pas su s’arrêter à temps. Rien de tout cela ici, puisque Doris Soffel campe une reine stupéfiante, au timbre puissant mais qui n’a rien perdu de sa rondeur. Comble du luxe, la diction et les intentions musicales sont toujours limpides. A soixante-dix ans, une telle performance relève véritablement de l’exceptionnel, et est une véritable leçon de chant et de gestion de carrière !