Feuersnot est le second opéra de Richard Strauss. Guntram avait ouvert la voie en 1894, et son échec n’avait pas empêché le compositeur de revenir à un genre par lequel il se sentait irrésistiblement attiré. Feuersnot, que l’on pourrait traduire littéralement par « le besoin de feu » sera créé à Dresde le 21 novembre 1901, avec à nouveau un public très tiède. Strauss devra attendre 1905 et le triomphe de sa Salomé pour être définitivement intronisé comme compositeur lyrique.
Comme de bien entendu, l’ombre tutélaire de Wagner plane sur l’œuvre. Si, pour Guntram, on songeait à Lohengrin, ce sont ici les Maîtres chanteurs que l’on entend en filigrane. Même ton de comédie, même satire des milieux bourgeois, même cadre bavarois, même appel en faveur de l’amour libre et de la déconstruction des pesanteurs sociales. Disons-le d’emblée, l’œuvre est inégale, et mérite en partie l’oubli dans lequel elle est tombée. Elle souffre d’abord d’un livret exagérément compliqué, avec pléthore de personnages, qui n’offre qu’une intrigue à la fois mince et peu vraisemblable. La langue elle-même est également problématique : Ernest von Wolzogen opte pour un recours trop systématique à des tournures dialectales munichoises. C’est très savoureux, mais complètement inaccessible pour un locuteur de l’allemand classique. Visiblement mal à l’aise avec un texte qui ne lui convient guère, Strauss s’essaye à la légèreté de ton. Mais, à ce stade de sa carrière et de son art, il ne maîtrise pas encore la superbe ironie qui fera tout le prix d’Ariane à Naxos ou de Capriccio. Son humour est chaussé de sabots bien pesants, et les scènes comiques sont globalement ratées. Par contre, lorsque le livret lui consent un peu de lyrisme, Strauss excelle à envoyer dans la figure de l’auditeur de grandes vagues mélodiques sublimes. Alors, les voix se déploient, l’orchestre scintille, la respiration de l’auditeur s’arrête. Très bel exemple, le duo Diemut/Kunrad à la fin du premier CD. Le final est de la même eau. Mais il aura fallu endurer pas mal de tunnels avant de se gorger de ces plaisirs orgiaques.
Enregistrer Feuersnot n’est pas une tâche aisée. Il faut réunir 15 (!) solistes, qui n’auront pour certains que quelques lignes à chanter, puisque l’œuvre dure moins de deux heures. Et cette ribambelle de chanteurs doit garder une homogénéité parfaite, d’autant que Strauss opte déjà pour la formule de l’acte unique. Il faut en outre un chœur d’enfants qui parvienne à assurer sa partie abondante, et un orchestre qui ne recule pas devant les difficultés dont Strauss parsème sa partition, laquelle égale en virtuosité les poèmes symphoniques. Ulf Schirmer a globalement réussi son pari : les seconds rôles sont bien tenus, et les transitions entre monologues et scènes à plusieurs personnages s’effectuent sans heurts. Epinglons particulièrement les prestations de Lars Wodt en Bourgmestre et de Monica Mascus en Elsbeth. L’orchestre de la radio de Munich, s’il n’a pas l’étoffe de son prestigieux voisin de la radio bavaroise, se tire d’affaire très honorablement, et le chœur d’enfants du théâtre de la Gärtnerplatz apporte fraîcheur et entrain. Ce sont toutefois les deux protagonistes principaux qui portent l’opéra sur leurs épaules. En Diemut, la soprano allemande Simone Schneider a la lourde tâche de succéder à Julia Varady, qui a réalisé l’enregistrement de référence chez Orfeo en 1984. Sans égaler tout-à-fait son illustre devancière, elle marque les esprits. Son timbre la met déjà à part de pas mal de ses collègues, avec un côté ambré, sombre, voluptueux, qui la rapproche par moment d’une mezzo, mais qui convient idéalement à ce personnage qui se laisse envahir peu à peu par la sensualité. Mais c’est le Kunrad de Markus Eiche qui permet au coffret de s’imposer. Depuis quelques années, le baryton allemand creuse son sillon, fait de rigueur et de modestie. L’année passée, son Wolfram chanté à Bayreuth marquait Tannhaüser d’une pierre blanche, et on retrouve ici toutes les qualités qui faisaient le prix de son incarnation : sens de la ligne, justesse irréprochable, diction soignée, et un timbre d’une noblesse qui en fait le meilleur exemple actuel de ce que les Allemands nomment « Kavalierbariton ». Ce CD marquera, on l’espère, l’envol de sa carrière discographique.
Au moment de faire le bilan, on se trouve face à un coffret doté de solides atouts. Mais l’intérêt limité de l’œuvre réservera cette nouvelle parution aux straussiens fanatiques.