Alors que Peer Gynt ou son concerto pour piano montrent qu’Edvard Grieg ne reculait pas devant les orchestrations les plus grandioses, ses mélodies sont parfois rangées trop vite dans la catégorie des élégantes miniatures. Savamment corsetées, joliment salonardes, ces pièces dans lesquelles il jeta ses plus beaux traits d’inspiration, porté par son amour pour la culture norvégienne – et pour son épouse, la chanteuse Nina Hagerup ? Avec Leif Ove Andsnes et Lise Davidsen, le corset craque, le salon devient cathédrale.
Et Haugtussa, qui ouvre ce disque, suffirait à lui seul à faire mentir cette classification hâtive. Sorte de Frauenliebe und -leben décillé, où la désillusion amoureuse conduit peu à peu à la sagesse, ce cycle de huit mélodies écrites sur des poèmes d’Arne Gaborg contient des trésors d’inventivité mélodique et de raffinements harmoniques. Lise Davidsen et Leif Ove Andsnes y célèbrent leur illustre compatriote avec une sorte de gravité solennelle qui frappe dès les premières mesures de « Det syng », et porte immédiatement cette œuvre à sa dimension mythique. Lieu de mémoire de la poésie norvégienne. Car avec de tels artistes, le sérieux n’écrase pas, la rigueur ne rigidifie rien : ainsi « Mote » sécrète une douce nostalgie, quasi viennoise, et il faut entendre comment la voix de Brünnhilde de Davidsen se plie avec aisance aux sautillements de « Elsk » ou de « Killingdans ». Dans « Ved gjoetle-bekken » enfin, le piano d’Andsnes trouve, dans la voix d’albâtre de la soprano, un reflet dont nous ne se lasserons pas de sitôt de contempler les miroitements iridescents.
Remercions les interprètes d’avoir sélectionné, pour la suite de leur programme, d’autres pièces permettant de mesurer l’étendue de leur entente musicale. « Med en vandlilje » (« Avec un nénuphar ») ouvre un dialogue où les tendres vocalises s’enroulent autour de l’ostinato de l’accompagnement. Même dans un « tube » comme « Jeg elsker dig » (« Je t’aime »), succès de jeunesse inspiré à Grieg par un poème d’Andersen, Lise Davidsen et Leif Ove Andsnes travaillent en orfèvres, ménageant admirablement le crescendo extatique qui traverse la partition de part en part. Plus ouvertement démonstratifs, les Cinq poèmes opus 69 offrent à la chanteuse de quoi étaler, sans complaisance mais sans fausse pudeur, une santé vocale évidemment superlative. Presque malgré nous, nous guettons, au détour de tel forte spectaculaire, les prolégomènes aux grandes héroïnes straussiennes ou wagnériennes. A tort : Lise Davidsen n’a pas enregistré Grieg pour nous faire patienter dans l’attente d’Elektra ou de Tristan und Isolde. La concentration, la douleur rentrée de « Dromme », montrent assez ce que de tels moyens peuvent apporter au Lied, quand ils sont guidés par autre chose que l’envie de faire crouler la salle.
Lied que l’on retrouve avec une troublante familiarité dans les Seks Sange opus 48 : écrits en allemand sur des poèmes de Heine, Goethe ou Walther von der Vogelweide, ces chants nous rappellent que Grieg, pour avoir un temps milité contre la suprématie allemande dans la musique de son pays, n’en reste pas moins redevable de l’influence de Schumann ou de Wagner (très prégnante dans le languissant « Dereinst, Gedanke mein »). Et à entendre la fraîcheur de « Grüss », la mélancolie de « Zur Rosenzeit », la capacité, dans « Die verschwiegene Nachtigall », à faire émerger des paysages par la seule puissance évocatrice du timbre, nous espérons que la carrière lyrique de Lise Davidsen aura soin de ne pas oublier Schubert, Brahms ou Wolf.