Au premier abord, on se dit : Joyce DiDonato n’aurait-elle pas mieux fait de suivre le conseil du sacristain dans Tosca : Scherza coi fanti, e lascia stare i santi ? Autrement dit, on peut plaisanter avec le registre profane, mais on ne rigole pas avec le sacré, ou « De ces bourdes, les saints ne sont pas dupes », comme on le chantait jadis sur la scène de l’Opéra-Comique. Sous le titre peu explicite de Songplay se cache en fait une entreprise des plus étranges. Plaisanter avec le profane, la dame sait faire : chanter Duke Ellington ou Richard Rodgers accompagnée par un petit ensemble incluant trompette, bandonéon et percussions, très bien. Il y a même un joli clin d’œil au monde de l’opéra dans « The Masquerade is Over », qui multiplie les références explicites au « Vesti la giubba » de Pagliacci. Le musical va fort bien à la Yankee Diva, plus personne n’en doute depuis la sortie de Joyce & Tony. Mais alors que ce coffret séparait nettement les classiques dans le premier disque, la comédie musicale dans le second, Songplay nous les propose i santi et i fanti sur une seule galette, et même gleichzeitig, comme on dit dans Ariane à Naxos.
Oui, sur ce nouveau disque, on entend en même temps les joyeux loustics de Zerbinette et la tragédie de la fille de Minos et de Pasiphaé. Piano, trompette, batterie : parfait pour i fanti, mais pour i santi ? Quand ces instrumentistes se mettent à jouer les arrangements conçus par le pianiste Craig Terry pour les illustres Arie antiche, on frémit. A quoi bon ? Comme le dit Joyce DiDonato elle-même, cette compilation établie en 1885 par Alessandro Parisotti a donné du fil à retordre à des générations d’élèves des classes de chant. Puisque ces airs ont subi les derniers outrages infligés par ces mêmes débutants, alors pourquoi en remettre une couche en proposant cette version jazzy ?
L’ouverture du disque n’y va pas avec le dos de la cuiller, « Se tu m’ami » étant allègrement dynamité – on se croirait dans un club à l’heure des cocktails. On dira qu’après tout, Parisotti n’a que ce qu’il mérite puisqu’il semblerait qu’il soit l’auteur de cet air qu’il avait eu le culot d’attribuer à Pergolèse. Heureusement, « Amarilli, mia bella » est abordé avec plus de respect. Mais si l’on y réfléchit bien, les sacro-saintes Arie antiche étaient-elles elles-mêmes autre chose qu’un monstrueux bidouillage, un ragout de partitions baroques en sauce XIXe siècle ? Ce serait donc l’histoire de l’arroseur arrosé qui arrive à ce cher Parisotti, et on ne désacralise ici que la profanation dont il s’est naguère rendu coupable.
Enfin, malgré tout, sous la couche sédimentaire Parisotti, les chercheurs ont pu exhumer un Ur-text qui mériterait plus d’égards. Pour vraiment respecter cette musique, on peut tenter de lui rendre son allure d’origine, comme l’a fait Nathalie Stutzmann, par exemple. Joyce DiDonato n’a pas fait ce choix, soit. Les maisons de disques raffolent de tout ce qui ressemble à du cross-over, donc le projet a dû plaire à Erato. Mais qu’on ne se leurre pas : il n’y a pas que l’accompagnement qui change, il y a aussi la façon de chanter. Joyce DiDonato joue parfois à la « vocaliste » même quand elle interprète Torelli ou Paisiello.
Cela dit, quand on entend Vivaldi accompagné par un méchant clavecin, le résultat sonne furieusement comme le Rondo Veneziano, de funeste mémoire, et on accueille presque avec soulagement sa jazzification qui ne tarde pas à pointer le nez. En fin de compte, « Quella fiamma » carrément transformé en tango argentin à la Piazzolla vaut peut-être mieux que « Caro mio ben » accompagné au piano.
Au fond, rien de tout cela n’est bien grave, personne n’a dit qu’il fallait chanter ainsi ces pages. Il y a même en bonus, à la fin de la dernière plage, une blague assez hilarante : la chanteuse et son pianiste jouent à massacrer « Caro mio ben » comme le ferait une disciple de Florence Foster Jenkins. Madame DiDonato rigole avec ce qui n’est pas si sacré que ça, les vrais saints ne sont pas dupes. Mais elle a encore bien des services à rendre à l’opéra, et ses admirateurs comptent sur elle aussi pour Semiramide ou pour Les Troyens. Du moment qu’elle ne l’oublie pas…