Pourquoi arborer cet air de mauvais garçon et nous toiser avec un regard de tueur ? La pose d’Emiliano Gonzalez-Toro intrigue et le titre nous égare autant qu’il nous éclaire. Il fait référence au « soleil noir de la mélancolie », une image que Nerval développa dans El Desdichado (poème cité en exergue du livret) et que Julia Kristeva reprit pour son essai consacré à la dépression. Or, si la mine farouche de notre voyou de velours évoque bien la part sombre de Francesco Rasi, son côté obscur s’avère d’une tout autre nature : poète et musicien raffiné, le Toscan fut également un assassin. Par ailleurs, ses contemporains décrivent un homme jovial et ses propres compositions, dont une demi-douzaine figurent au programme de cet enregistrement, sont loin de se complaire dans le registre mélancolique.
Le héros du jour, dont nous commémorons cette année le 400e anniversaire de la disparition, est né le 14 mai 1574 au sein d’une famille patricienne d’Arezzo versée dans la poésie et la musique. En 1593, Francesco Rasi gagne Rome avec Emilio de’ Cavalieri et son talent précoce suscite toutes les convoitises. Il voyage l’année suivante en Italie avec Gesualdo puis suit, comme ténor, l’enseignement de Giulio Caccini. Il est ensuite engagé par la famille des Gonzague et restera à son service jusqu’à sa mort, ce qui ne l’empêchera pas de se produire dans d’autres cours du Nord de la péninsule ou à Rome. Son nom est étroitement lié à la naissance de l’opéra : il incarne Aminta dans l’Euridice de Rinuccini, Peri et Caccini (1600) avant d’endosser le rôle-titre de l’Orfeo de Striggio et Monteverdi (1607), une collaboration qu’il renouvellera notamment avec l’Arianna, quelques mois après avoir créé la partie d’Apollo dans La Dafne de Rinuccini et Marco da Gagliano (1608). Le 6 novembre 1609, Francesco Rasi trucide un fermier de sa belle-mère et son épouse, double homicide qui entraîne sa condamnation à mort et son bannissement par le Grand-Duc de Toscane.
Poète réputé, le ténor compose le livret et peut-être la musique de Cibele ed Ati pour les noces de Ferdinand de Gonzague et Catherine de Médicis (1617), mais l’opéra ne sera jamais joué. Il récidive avec Elvidia rapita, autre ouvrage dramatique dont la musique ne nous est pas non plus parvenue. En outre, il fera publier de son vivant trois recueils de madrigaux et monodies basés sur des poésies de Chiabrera, de Guarini, de Pétrarque ou encore du Tasse mais aussi sur ses propres vers. Les œuvres choisies par Emiliano Gonzalez-Toro constitueront, à n’en pas douter, une magnifique découverte pour nombre d’auditeurs. Il s’agit de « madrigaux amoureux, très légers, nous confiait-il, tout à fait dans le style de Monteverdi et on reconnaît d’ailleurs déjà parfois les prémices des diminutions du « Possente spirto « ».
Hormis peut-être Indarno febe (Il pianto d’Orfeo), où une mélancolie plus subtile s’insinue dès les premières mesures, ce sont des pièces simples et qui vont droit au cœur, parfois rehaussées de traits virtuoses rappelant effectivement ceux d’Orfeo. Le retour de la bien-aimée inspire à Rasi une page radieuse et parmi les plus gaies d’un disque qui n’en manque pas (O che felice giorno). De fait, de Peri comme de Caccini et Monteverdi, Emiliano Gonzalez-Toro privilégie les airs enlevés, sinon badins (Un sol di soletto, Qual sguardo sdegnosetto), sans pour autant bouder les tubes auxquels il imprime sa griffe – découvrez la franchise des attaques et les accents très personnels qui innervent Amarilli. Par contre, l’absence de l’Orfeo ne laisse pas d’étonner. Un hommage à Francesco Rasi peut-il se dispenser d’aborder la plus célèbre des créations auxquelles il prit part ? Le fait de l’avoir enregistré intégralement pour le même label n’interdisait pas au chanteur d’inclure au moins un numéro de ce rôle mythique. C’est d’autant plus frustrant que le minutage offrait suffisamment de marge et que notre ténor lui confère une plénitude rarement égalée.
Vincenzo Giustiniani (Discorso sopra la musica) et Severo Bonini (Discorse e regole) louaient la facilité avec laquelle leur contemporain Rasi réalisait des ornements et de brillantes diminutions tant dans le registre du ténor que dans celui de la basse. « Soleil noir » renvoie probablement aussi à cette ambiguïté, fascinante, du baryténor, dans laquelle Emiliano Gonzalez-Toro décèle une « variante sonore du chiaroscuro baroque » : là baryton aigu – Furio Zanasi s’est révélé idoine dans cet univers –, ici ténor grave. L’artiste helvético-chilien possède un matériau dense, aux couleurs vivantes et aux assises somptueuses, bien plus ancré et connecté que celui de la plupart des ténors qui peuplent la planète baroque et d’où peuvent jaillir des aigus d’une impalpable douceur.
Le fondateur d’I Gemelli a opté pour un continuo limité, adaptant certaines pièces pour cet effectif : gambe (Louise Pierrard), théorbe (Thomas Dunford) et harpe (Flora Papadopoulos) – Rasi pouvait s’accompagner lui-même au chitarrone ou à la harpe double –, « car notre parti pris, explique-t-il, consiste à mettre en évidence la voix comme si nous étions en séance de travail de musique de chambre, très intimiste. » Si la prise de son lui permet de murmurer à notre oreille et de glisser fugacement dans le parlando, le ténor ose également un chant appuyé et sonore quand l’expression le requiert, multipliant les nuances dynamiques comme les demi-teintes pour suivre au plus près le cours ondoyant et si varié des sentiments. Non seulement les diminutions affichent une souplesse et une fluidité admirables, mais elles servent l’expression et peuvent revêtir une réelle puissance incantatoire (splendide version du lamento d’Apollo de Marco da Gagliano). La sensibilité frémissante qui anime Amico hai vinto se hisse au même niveau et rend justice aux trésors de sophistication dont Sigismondo d’India pare les vers tirés de la Gerusalemme liberata. Tout semble couler de source et un tel naturel ne se rencontre pas tous les jours dans ce répertoire. Qu’y a-t-il de plus beau qu’un interprète au sommet de son art ?