Après son flamboyant Rokoko, Max Emanuel Cencic poursuit ce qui s’apparente à une entreprise de réhabilitation, voire de démystification de Hasse, tordant le cou aux clichés qui réduisent le style « galant » à une musique superficielle, frivole et dénuée d’expression vraie, pour reprendre les termes du chanteur. Certes, la seconde version de Siroe (1763), imaginée pour la cour de Dresde trente ans après la création bolonaise de la première, affiche une esthétique résolument préclassique et regorge de grâces, mais sans aucune mièvrerie. A cet égard, le contre-ténor peut compter, comme dans son récital, sur la direction alerte et musclée de George Petrou ainsi que sur le tempérament de ses partenaires pour exclure tout risque d’alanguissement.
Bien qu’elle semble avoir été achevée dans une certaine précipitation, cette nouvelle mise en musique du deuxième livret de Métastase (1726) témoigne d’une compréhension plus intime du poète, mais également, relève Howard Mayer Brown, d’une maîtrise supérieure de la forme Da Capo et du contrepoint dans l’accompagnement orchestral. Contrairement à Haendel (1728), plus d’une fois enlisé, malgré des coupes claires, dans les foisonnants récitatifs du librettiste, Hasse réécrit la plupart d’entre eux en déployant une vigueur, un sens du rythme et de la progression dramatique réellement salutaires qui auraient d’ailleurs pu dispenser les solistes des facilités auxquelles ils croient bon de recourir – gloussements, sanglots surjoués et autres ricanements. En revanche, le Saxon n’a pu remanier que quatorze des vingt et un airs, dont la totalité du rôle-titre, conçu à l’origine pour Farinelli et retaillé à la mesure de Domenico Annibali qui, depuis Cleofide (1731), s’était déjà produit dans une dizaine de ses opéras.
Le détail a son importance, car on ne répétera sans doute jamais assez que la popularité de Hasse, époux de la célèbre Faustina Bordoni, tient pour beaucoup à l’aisance – à la complaisance, diront ses détracteurs – avec laquelle il a su s’adapter aux vocalités les plus diverses pour les mettre en valeur. En l’occurrence, Caffarelli (Medarse) et surtout la jeune Elisabeth Teyber (Laodice), élève du compositeur et de la cantatrice Vittoria Tesi, volent la vedette au titulaire de Siroe et nous offrent un passionnant duel belcantiste. La flexibilité de ce soprano d’à peine dix-neuf ans tenait manifestement du prodige et nous rappelle, inévitablement, les débuts fulgurants de la non moins précoce Julia Lezhneva. D’aucuns blâmeront de fréquentes pointes d’acidité, l’excessive nervosité de certains traits, mais elle affronte avec un abattage étourdissant les cascades de vocalises, sauts de registre et contre-notes dont son rôle est hérissé, osant même des tempi démentiels (« Se il caro figlio vede in periglio ») et renchérissant crânement dans les reprises et cadences. Dans les beaux-arts, le style rococo n’implique-t-il pas aussi une surcharge ornementale ? Ceci dit, Lezhneva n’est pas loin de nous combler dans les pages lentes, où son trille généreux fait merveille, et ce même si elle ne peut transcender la relative tiédeur où le style gracieux cantonne « Mi lagnerò tacendo », autrement poignant chez Haendel.
Spectaculaire conclusion du premier acte, l’air de Medarse « Fra l’orror della tempesta » ouvrait le récital que Franco Fagioli consacrait il y a deux ans à Gaetano Majorano, dit Caffarelli. S’il y paraissait un peu plus délié et véloce, son chant accentue aujourd’hui les clairs-obscurs et se montre plus inventif dans le Da Capo – à moins que certains changements ne soient de la main de Hasse. Loin de ces prouesses sportives, il nous faut également saluer la délicatesse des embellissements qui rehaussent sa vaste aria di sostenuto « Tu decidi del mio fato » et en exaltent voluptueusement la mélancolie. Difficile d’exister face à de tels gosiers, face à de tels artistes. Celui de Mary Ellen Nesi (Emira) sonne étriqué, tendu dans une partie moins exigeante, mais trop aiguë. Elle ne manque pas de vaillance, mais d’ampleur et de mordant dans les airs de bravoure alors que son émission rugueuse indispose l’oreille dans le cantabile.
« Les personnages de Siroe sont conçus suivant l’Ethique à Nicomaque d’Aristote : chacun correspond à un défaut de comportement », explique Max-Emanuel Cencic, ainsi « Cosroe est quelqu’un qui a perdu le sens de la mesure » ajoute-t-il. Juan Sancho, qui a gagné en assurance mais dont l’aigu semble parfois encore bien rebelle, ne l’entend pas autrement et campe un monarque monolithique et péremptoire – trop claironnant dans son lamento « Gelido in ogni vena » pour nous convaincre du trouble qui s’empare du roi, sinon de sa vulnérabilité. A sa décharge, la partition ne l’aide pas vraiment, le pathétique de Siroe ne se départant jamais vraiment d’une élégance distanciée qui répugne à l’effusion et ne bouleverse guère. Plus enlevée et douce qu’amère, la plainte de Siroe, « La sorte mia tiranna », que Max Emanuel Cencic avait déjà abordée sur Rokoko, séduit elle aussi davantage qu’elle n’étreint. Vocalement, notre mezzo brille ici moins que sur cet album et paraît d’abord en retrait par rapport à ses partenaires, mais il redouble d’engagement et se bonifie au fil des actes.