Lors de l’ouverture du soixantième festival d’Aix-en-Provence, la production de Zaïde par Peter Sellars avait provoqué chez la critique un concert prévisible de mauvaise foi, attendu qu’il était indécent que l’on proposât au public un opéra de Mozart (inachevé, ce qui n’arrangeait rien) dans une scénographie composée en gros d’une vaste structure métallique. Alors évidemment, puisqu’il fallut quand même bien en dire quelque chose, on a précipité sur l’œuvre tous les raccourcis possibles et les professions d’imbécillité feinte pour discréditer le metteur en scène américain. Parmi les perles : « Si on ne joue plus Zaïde, il y a une raison » ; « Sellars a pris Zaïde pour Fidelio ». Ma préférée : « Pourquoi faire un spectacle sur l’esclavage devant un public de toute évidence acquis à la cause ? » à croire que, si le public concède au metteur en scène le droit à « l’engagement », il est prié dans le même temps de se conformer à une exigence de rentabilité, ou de se contenter d’un art gratuit, de peindre dans la cour de l’Archevêché le mouillement délicat des états d’âmes de Zaïde et de Gomatz.
Surtout, le confort de cette critique, c’est que contrairement à Sellars, elle ne tente jamais de répondre à la question soulevée par ce choix de programmation : que faire de Zaïde ?
On se réjouit de notre côté que ce très beau spectacle soit édité en DVD, qui confère d’ailleurs à la production une espèce de valeur ajoutée grâce à sa réalisation talentueuse.
L’ouverture est saisissante : par analogie avec les premières minutes de la Flûte de Bergman, on assiste à une série de plan sur des visages : non pas ceux d’enfants émerveillés, mais des regards fuyants et effrayés, balayés par un éclairage arbitrairement sombre ou aveuglant.
La grande qualité de ce spectacle est qu’il échappe brillamment au flot de niaiseries dont on accable souvent l’œuvre de jeunesse de Mozart. Il semblerait d’ailleurs que c’est précisément ce point sur lequel on a attaqué son travail : on refuse au spectateur le confort de s’engouffrer dans l’univers feutré et courtois que notre oreille moderne prête au style mozartien. Ici, les portes claquent de manière assourdissante ; les rampes d’éclairage aveuglent ; le portrait de l’être aimé (indice scénographie désuet par excellence : au XVIIIè, on tombe amoureux des portraits) est remplacé par un vulgaire badge : et Mozart n’est plus… ce n’est plus une succession de cadences élégantes et d’ornementation chatoyante, et voilà précisément l’objet du scandale. On avait pas trompé Mozart, mais le public d’Aix ne le reconnaissait plus.
Ces choix artistiques ne manquent pourtant ni de beauté, ni d’a propos. Le mélodrame du premier acte par exemple, dont on avait supprimé les textes, nous laisse devant une succession de bribes musicales et de silences d’une rare intensité dramatique, rendue par l’interprétation fragile et intime de l’orchestre dirigé par Louis Langrée. L’ensemble « Brüder, lasst uns lustig sein » est ici interprété à l’envers : par un sbire agressif au lieu du traditionnel chœur d’encouragement et d’allégresse. L’air de Zaïde, magnifiquement exécuté par Ekaterina Lekhina, rejointe progressivement par ses camarades de peines, prend une magnifique ampleur. En menant de bout en bout une direction d’acteur irréprochable, Sellars rend à Zaïde toute l’intensité de son propos, à la mesure des œuvres de la maturité, et livre une conclusion de cet opéra inachevé ouverte comme il se doit, et visuellement splendide.
Il faut malheureusement faire mention d’ une prise de son proche du désastre : sans aucune largeur, elle précipite l’oreille contre les molaires des chanteurs et à la pointe des archets. On est plus proche d’une acoustique de salle des fêtes que de l’Archevêché et tout cela ne sert pas l’orchestre qui manque bien souvent de relief et de tendresse. Difficile aussi dans ces conditions de commenter la prestation de Sean Panikkar, pourtant impliqué et fin mozartien, qui apparaît injustement fragile. Seule faiblesse d’un spectacle mémorable.