TEst La Seconde école de Vienne serait-elle en passe de devenir aussi incontournable et, somme toute, aussi classique que la Première ? La popularité de Mozart ou de Beethoven reste peut-être hors d’atteinte pour Berg et Schoenberg, mais Mahler, leur maître, occupe désormais une place immense dans les programmations des orchestres et des salles de concert. Des interprètes charismatiques, qui savent transmettre leur passion pour ce répertoire, ont une grande part dans ce succès. Barbara Hannigan paraît ainsi, dans les Sieben frühe Lieder d’Alban Berg, plus qu’une interprète : une passeuse. Sa façon de trouver un chemin dans ces partitions foisonnantes, ancrées au post-romantisme, mais approchant déjà, par leur chromatisme sinueux, les rives de l’atonalité, frappe et fascine. L’arrangement de Reinbert de Leeuw pour orchestre de chambre pourrait exposer sans fioritures la trame moderniste de ces pièces ; la voix de Barbara Hannigan, particulièrement ductile, leur redonnent une rondeur voluptueuse qui n’émousse aucunement leur force. Les vocalises du « Nachtigall », ainsi dénudées, affirment leur puissance visionnaire, et « Im Zimmer » y trouve une vivacité, une fraîcheur qui ramènent au Mahler du Knaben Wunderhorn, contrepoint parfait de l’implacable « Sommertage » qui clôt le cycle sur une note au tragique quasi-grandiloquent.
Dans les Vier Gesänge que Berg composa dans ses mêmes années de formations, le baryton Raoul Steffani présente un timbre aux abords plus émaciés ; mais le diseur, aidé par une impeccable élocution, tire le meilleur parti de sa voix pour porter sur ces poèmes d’errance et de mort une lumière inquiétante et blafarde, que traversent des traits d’ironie grinçante (« Nun ich die Riesen Stärksten überwand ») et de troublantes introspections (« Aus Dem Schmerz sein Recht »).
Avec le premier mouvement de la Quatrième Symphonie de Mahler transcrite pour orchestre de chambre par Erwin Stein, un doute s’installe : l’espèce de valse gracile du premier thème se déploie, dans cet effectif réduit, avec un charme irrésistible, mais peut-on vraiment se passer des gouffres, des sommets, des résonnances vertigineuses que l’orchestre symphonique y apporte progressivement ? C’est peut-être la longue déclamation du Ruhevoll qui pâtit le plus de ce traitement : sans ses renforts de percussion, la brusque déchirure en mi majeur à la fin du mouvement ne nous fend pas l’âme. Mais en bon disciple de Schoenberg, Stein sait confier à chacun des quinze musiciens sa juste charge mélodique et harmonique – et charger le Lied final d’une énergie féroce que Barbara Hannigan, parfois en délicatesse avec les graves, épouse ardemment. Sous la direction de Rolf Verbeek, animée par le souci constant de l’effet expressif, la Camerata RCO démontre que, même incomplet, le Concertgebouw d’Amsterdam parle Mahler comme une langue natale ; et ce qui pourrait n’être qu’une intéressante expérience musicologique devient ainsi une authentique interprétation, soudée par ce « Zusammen musizieren », ce plaisir de faire de la musique ensemble que Claudio Abbado disait n’avoir appris qu’à Vienne – au contact de sa Première école, à moins que ce ne fut de la Seconde…