Et si Roland Barthes, par sa démolition en règle de l’art de Gérard Souzay, avait rendu au chant français le pire des services ? Et si, en voulant dénoncer un « art bourgeois », il nous avait condamné à un chant « abstrait » comme une « nappe sans couture » ? Depuis quelque temps, nous vivons à l’ère où, pour certains, l’expressivité dans le chant est un crime, comme l’ornement pouvait l’être en architecture pour Adolf Loos. Qu’il était beau, pourtant, ce « pointillisme phonétique » pourfendu par Barthes ! Et « n’ajouter à la musique aucune intention » est-il vraiment un idéal à viser en toute circonstance ?
Après un premier récital peut-être prématuré, Marianne Crebassa revient sur le devant de la scène avec un programme tout différent. Ni opéra, ni orchestre, il s’agit cette fois de mélodie française avec piano. Un programme nécessairement moins exigeant en termes d’incarnation, alors qu’une suite d’airs d’opéra exige que l’artiste campe en quelques minutes un personnage différent pour chaque morceau. Les premières plages du disque auraient même tout pour rassurer ceux qui s’inquiètent depuis quelques années d’une certaine dérive chez la jeune mezzo française, apparemment de moins en moins soucieuse de prononciation. Avec les Chansons de Bilitis, si proches de la langue parlée, la chanteuse peut presque s’effacer derrière la diseuse. Presque, mais pas tout à fait, et si l’on admire des graves dignes d’une contralto lorsque parle l’interlocuteur masculin, et même si l’est assez naturel que l’aigu soit un peu moins distinct que le bas de la tessiture, l’on perçoit déjà une différence d’articulation dès que la partition se fait plus lyrique. On enchaîne avec Shéhérazade, dans sa réduction pour piano (plus une flûte dans le deuxième volet). Là encore, bon choix : le clavier n’est pas un rival de taille comme le serait l’orchestre, donc inutile de grossir artificiellement la voix, et il devrait donc être possible de soigner la diction comme elle le mérite. Et là, il faut reconnaître que Marianne Crebassa fait des efforts louables. Peut-être la dimension exaltée, quasi opératique d’ « Asie » l’y incite-t-elle. Dans « La flûte enchantée », on n’entend pourtant guère « la joie » lorsqu’il en est question, comme si la simple augmentation soudaine du volume devait tenir lieu d’expression. Loin d’être indifférente au sens de ce qu’elle chante, la mezzo semble retenue par une pudeur – barthésienne ? – qui l’empêcherait de trop s’investir dans le texte. Le beau son peut-il suffire ?
Il est vrai que ce son est fort beau, Marianne Crebassa doit bien le savoir, mais cela ne devrait pas la pousser à escamoter les consonnes comme elle le fait parfois. Alors que ses R sont, de manière générale, très légèrement roulés comme il convient, ils s’évanouissent totalement dans certaines phrases où cela devient un peu gênant quand même : dans les Verlaine de Debussy, que resterait-il « d’une douleuR on veut cRoiRe oRpheline » si l’on en retirait les R ? Pour un « bleu fRisson d’une bRise d’été » réussi dans le troisième des Mirages de Fauré, « Je n’iRai » devient hélas « Je niai » dans le « Lamento », qui est, comme « Elégie », une des mélodies moins fréquentées de Duparc.
De manière un peu paradoxale, l’expressivité s’affirme le mieux en l’absence de texte (toujours cette peur de la redondance bourgeoise stigmatisée par Barthes ?), dans la Vocalise-étude de Ravel, ou dans ce qui est en quelque sorte son pendant moderne, la page de Fazil Say, extraite d’un triptyque inspiré par une manifestation visant à sauver un jardin public d’Istanbul menacé de destruction. Accompagnateur de luxe, le pianiste turc trouve un terrain d’élection dans ces partitions aux effets dignes du plus bel orchestre, comme chez Duparc, et l’on admire la fluidité de son jeu lorsque le piano évoque la mer, « plus belle que les cathédrales » pour Debussy, ou les ronds dans l’eau qu’évoque magnifiquement Fauré dans « Reflets dans l’eau ».