Écoutez Der Neugierige (Le curieux), le sixième Lied. Quatre minutes vingt secondes miraculeuses. La sagesse d’un vieux maître et la voix d’un jeune homme. Cette délicatesse de touche, cette nostalgie poignante. L’allégement de la voix mixte sur « ein Wörtchen ». Le silence (ah ! la complicité du piano de Daniel Heide), le suspens, avant la troisième strophe ( « O Bächlein meiner Liebe ») chantée pianississimo… D’ailleurs non pas tant chantée que dite… Et pourtant absolument legato… et le dernier vers du quatrain (« Ein Wörtchen um und um ») repris comme un impalpable écho…. Et le retour du vers ultime (« Sag’, Bächlein, liebt sie mich ? – Dis-moi, petite rivière, m’aime-t-elle ? ») : le gentil poème de Wilhelm Müller devient drame intime, plus de mièvrerie mais une douleur déchirante.
L’apprentissage de la mort
C’est avec ce « Neugierige » que le récit d’apprentissage qu’est Die schöne Müllerin, que ce voyage qui ne s’avoue pas d’hiver, s’enfonce dans la gravité. Auparavant, il y a l’enjouement juvénile de Das Wandern, et la première chose qui frappe l’oreille c’est la jeunesse de la voix d’Andrè Schuen et son insolente santé. Car oui, ce meunier, ce Müller, est bien un jeune homme, c’est peut-être l’apprenti qu’évoquait récemment Edwin Crossley-Mercer…
Après l’ivresse du départ, c’est Wohin ? Le frémissement de la rivière (et le piano est ici rivière) est à l’unisson du frémissement du cœur et une simple inflexion de la voix (sur une modulation discrète) suggère une première inquiétude : « Ist denn das meine Strasse ? – Est-ce bien là mon chemin ? »
Mais tout n’est encore que jeunesse (Halt !), même teintée d’incertitude ou de coquetteries adolescentes (Danksagung an den Bach) – et là le piano, qui gronde dans les basses, semble en savoir davantage sur ce qui menace les rêves de succès des jeunes meuniers que ce jeune homme bravache, aux aigus trompettants, qui s’amuse à parodier son maître (Am Feierabend).
On aime l’intrépidité d’Ungedulg (Impatience), l’éclat sur « Dein ist mein Herz ! », cette flamme et les notes répétées frémissantes du piano, comme on aime le ton de confidence de Guten Morgen, et l’extrême attention de Daniel Heide aux plus impalpables ralentendos, et les délicatesses à l’ancienne, étonnantes chez ce jeune homme, le charme délicieux de Des Müllers Blumen, et toujours cet art du mot et cette élégance…
Andrè Schuen © DG
Un soin du détail presque maniériste
Que de traverses dans les amours du meunier. Voilà que, romantique de type lacrymal, il se met à pleurer dans la rivière ; la meunière, qui n’y comprend goutte, croit qu’il commence à pleuvoir et le plante là pour aller se mettre à l’abri. Drame minuscule dont Schubert fait une barcarolle (Tränenregen), musique trompeuse à laquelle on pourrait se laisser prendre. On en dirait autant de tout le cycle d’ailleurs.
C’est un modèle que cette interprétation, non seulement pour le timbre, la voix, son homogénéité, ses beaux graves, ses nuances, son phrasé, toutes les qualités qui font un chanteur (Andrè Schuen fut Don Giovanni à Nancy, Luxembourg et Hambourg, un excellent Guglielmo à Munich et Salzburg, Onéguine à Vienne et un brillant Figaro à Aix, et il suivit l’enseignement de Wolfgang Holzmair, Brigitte Fassbaender) mais aussi parce qu’il exprime la vérité, l’âpre vérité, de ce cycle moult fois enregistré, et par les plus grands.
Il faudrait tout détailler… Ainsi après Mein ! cavalcade de l’amoureux qui se croit heureux (« Die geliebte Müllerin ist mein ! ») où éclate la jeunesse virile, le tonus de la voix, c’est l’élégie de Pause, où Schuen se met à l’unisson de Schubert, virtuose du sentiment. Modulations incessantes, mélodie insinuante comme un discours intérieur. On admire ici les subtiles gradations de la dynamique, le soin du détail presque maniériste, pour amener à la plus grande émotion, et le toucher de Daniel Heide, non moins organique, On admire encore et toujours la diction, par exemple le vers « Da wird mir bange und es durchschauert Mich, – J’ai peur et je suis traversé d’un frisson » avec l’éclat sur « Bange » et la caresse de « durchschauert ».
L’inéluctable et la violence
Ce qui est intéressant et beau, aussi, dans cette lecture de la Belle Meunière, c’est la manière dont Andrè Schuen construit une dramaturgie, ne faisant d’ailleurs ni plus ni moins que suivre celle de Schubert, minutieusement et musicalement construite. Schuen se sert de ses moyens vocaux, qui ne sont pas minces, de la puissance qu’il garde en réserve, des demi-teintes qu’il manie savamment et d’une formidable articulation, qui a de quoi déprimer à jamais les non-francophones qui se lanceraient dans ce cycle, pour nous emmener jusqu’au bout du destin du meunier.
Car Schubert sait ménager ses effets… Ainsi voici un dernier badinage (Mit dem grünen Lautenbande), une histoire de ruban vert : elle aime le vert, lui est tout blanc (de farine, bien sûr). La voix se fait melliflue, comme pour ménager le contraste avec l’arrivée féroce d’un chasseur porteur de mort (Der Jäger). Sur un piano rageur, la peur semble bondir de consonne en consonne. Puis (Eifersucht und Stolz) c’est une histoire de jalousie, la meunière aurait regardé le chasseur depuis sa fenêtre, histoire insignifiante bien sûr… Mais le piano qui galope et la voix, les mots articulés, mâchés, triturés avec fureur, disent tout autre chose, un obscur pressentiment (on sait bien lequel), une terreur térébrante. Dans cet emportement de mots qui se heurtent, le seul rayon de lumière tombe sur « traurigen – triste» : « Bächlein, sag ihr nicht kein Wort von meinem traurigen Gesicht – ne lui dis rien, petite rivière, de mon triste visage ». Dans ces deux Lieder jumeaux, on entend toute la violence qui manquait à la récente version, d’une patine aux beaux reflets, de Christian Gerhaher et Gerold Huber.
Andrè Schuen et Daniel Heide © DG
Vers la fin du voyage
C’est bien un voyage de mort que celui du meunier, non moins tragique que le Voyage d’hiver. Ecoutez Die liebe Farbe, les accords obsédants comme un glas. Et le grinçant, la dérision macabre de ces vers ! « Creusez ma tombe dans le gazon, / Recouvrez-moi d’herbe verte : / Ma bien-aimée aime tant le vert ». Ici Andrè Schuen ne donne plus que très peu de voix. Confidence à demi. Allègement, voix mixte si on veut parler technique, mais qu’importe la technique vocale, quand c’est la nudité qu’il faudrait dire, la pudeur de cet effroi. Pourquoi insister sur la cruelle ironie de « Das Wild, das ich jage, das ist der Tod – Le gibier, que je chasse, est la mort » ? Schubert non plus n’insiste pas. Comprenne qui voudra. Décidément le pauvre Franz avait bien trouvé en Müller un alter ego. Faux naïfs, tous deux. Andrè Schuen ne donne plus ici qu’une couleur, le vert bien sûr, mais qui n’est pas celui de l’espérance, la voix se fait blafarde, timbrée à peine, mourante c’est le cas de le dire.
Maudit vert, méchant vert, Die böse Farbe. Le parcours commencé d’un pas si léger devient course fatale dans les quatre derniers Lieder. Il faudrait peut-être remonter à l’interprétation hallucinée de Julius Patzak (Patzak, prodigieux, stupéfiant, avec Michael Raucheisen au piano en 1943) pour trouver une lecture aussi puissante de ce Lied. Envoyé à pleine voix, « todtenbleich » (livide) vous agresse comme un coup à l’estomac. Ce Lied, c’est un adieu, à la meunière bien sûr, mais qu’importe la meunière, un adieu au monde. Une galopade emportée. Un peu trop tout d’une pièce peut-être (Kaufmann, puissant lui aussi, nuance davantage les intentions, mais il y a comme une brume sur sa voix). Ajoutons qu’il y a tant de rage chez Schuen qu’on aimerait que le piano soit ici soulevé par la même force.
Paysage dans le brouillard
Errant, hagard, voilà le meunier parlant aux fleurs. Divagation, dénuement, l’amour est mort et les larmes ne le feront pas revenir à la vie, et le meunier songe aux fleurs qui sècheront sur sa tombe. La musique se fait répétitive, obsédante. Et la voix économise tous les effets, sinon un crescendo impeccablement conduit jusqu’à « Der Mai ist kommen » : le printemps reviendra mais je ne serai pas là pour le voir, et le postlude du piano descend vers les graves les plus profonds comme on descend dans la tombe.
Le chant se fera une dernière fois suave dans Der Müller und der Bach, conversation au seuil de la mort, dialogue entre celui qui va mourir et la rivière au-dessus de laquelle il se penche.
Ultime merveille, Des Baches Wiegenlied semble une berceuse que l’eau chanterait à celui qui va mourir. Mais la musique dit autre chose : elle se fait répétitive, la même mélodie obsédante, reprise et reprise, suggère une lente marche dans le brouillard, une douce agonie, une infinie lassitude, une mort consentie, la fin de ce voyage d’hiver qu’est toute vie… Ce sont neuf minutes suspendues, comme sont suspendus certains mouvements qui semblent infinis, qui ne veulent pas mourir, des dernières sonates de Schubert. Et ce qu’on entend ici est si beau, d’une beauté à pleurer, qu’on ne peut rien faire d’autre que se taire.
Andrè Schuen © DR