La postérité de Schreker est à l’image de sa carrière : oscillant entre succès phénoménaux et oubli le plus total, on peine aujourd’hui à l’imposer sur les scènes lyriques, malgré quelques productions triomphales. Il faut l’ardeur de l’Opéra de Francfort qui vit naître plusieurs de ses opéras pour restaurer au compositeur sa juste place. Dernière restitution en date : un enregistrement live du Ferne Klang produit in loco en 2019.
Der ferne Klang est une œuvre contrastée à bien des égards. Entamé au tout début du siècle, il n’est achevé et présenté qu’en 1912, après une période de gestation de plus de dix ans. On ne s’étonnera donc pas de l’aspect disparate d’une partition qui reste un opéra de jeunesse. Quelques moments de grâce orchestrale s’enchaînent à des maladresses d’exécution, et la musique évolue entre le wagnérisme finissant et la modernité façon Strauss, voire Debussy.
Ces contrastes, on les retrouve dans le livret du compositeur. S’il renferme un fort potentiel musical, il n’est pas exempt de complications inutiles et invraisemblables. Pire encore, le compositeur semble parfois pris au piège de son propre texte, piétinant dans des récits peu inspirés. Mais quand l’imagination prend le dessus, c’est un monde sonore tout particulier qui se dégage, et que l’on retrouvera transformé dans les opéras futurs du compositeur.
La production était largement dominée par la Grete de Jennifer Holloway, mezzo ayant récemment succombé aux charmes des grands rôles de soprano dramatique. Sa voix conserve une richesse de timbre tout au long de la partition, pourtant exigeante. Sa bonne compréhension de l’allemand et de la musique est également manifeste dès les premières mesures. A côté d’une telle performance, Ian Koziara n’existe que difficilement. On sent un musicien poétique, au timbre plutôt sombre, précis d’intonation, mais qui a du mal à se faire aux difficultés vocales du rôle.
Parmi la foule de seconds rôles, mentionnons tout d’abord le Comte de Gordon Bintner qui livre une Ballade de la Couronne d’Or sombre et poignante. Le Schmierenschauspieler de Iurii Samoilov fort en voix et le Doktor Vigelius de Dietrich Volle complètent honorablement la distribution d’une touche « maison ».
Sebastian Weigle est le candidat idéal pour la musique de Schreker. Outre son intérêt prononcé pour le répertoire germanique du tournant du siècle, sa qualité de directeur musical de l’Opéra le rend plus légitime que quiconque pour mener à bien une telle entreprise. Le pari et réussi avec l’Orchestre de l’Opéra de Francfort, qui surmonte les difficultés et maladresses d’orchestration d’un jeune Schreker pour livrer une interprétation vibrante et colorée de cette musique. Préparé par Tilman Michael, le Chœur de l’Opéra n’est pas en reste dans un deuxième acte qui le sollicite énormément.
S’il venait à l’Opéra de Francfort l’idée de poursuivre cette résurrection de Schreker, on ne saurait trop leur recommander de joindre à leur nouvelles production un enregistrement maison tel que celui-ci.