Alors qu’il fête ses 40 ans, le label Ricercar continue à fureter loin des chemins battus, à l’image d’ailleurs de l’ensemble Céladon et de son fondateur, Paulin Bündgen. De Jehan de Lescurel à Michael Nyman, en passant par Maurizio Cazzati ou l’art des troubadours (Nuits occitanes), leurs enregistrements suivent un parcours original et exigeant. Après un magnifique voyage dans l’Allemagne réformée en compagnie de l’Ensemble Clématis, le contre-ténor français retrouve sa formation pour aborder cette fois les rivages de la Sérénissime.
De l’ombre, décidément épaisse, du divin Claudio émerge la figure méconnue de Natale Monferrato (1603-1685), vice-maître de chapelle à San Marco où il côtoie Cavalli avant de lui succéder (1676) au poste le plus convoité de la République. Entre 1647 et 1681, le chanteur et organiste, qui dirige également le chœur de l’Ospedale dei Mendicanti, publie quatorze opus de musique liturgique qui balaient tous les styles de composition : psaumes, messes, antiennes, magnificat et motets. Ces derniers, écrits à voix seule, révèlent une nette prédilection pour la tessiture d’alto, qui supplante même celle de soprano, un fait pour le moins inhabituel à l’époque. Il n’en fallait pas davantage pour que Jérôme Lejeune propose à Paulin Bündgen d’enregistrer des motets tirés du troisième et dernier livre que Monferrato consacre au genre. Claudine Ansermet et Carolyn Watkinson avaient déjà gravé Alma Redemptoris Mater, mais il s’agit, sauf erreur, du premier disque entièrement consacré à Monferrato.
S’ils préfigurent les cantates sacrées qui seront en vogue à la fin du XVIIe siècle, ces motets ne suivent pas encore de schéma prédéfini, affichant une liberté et une plasticité expressive qui lorgnent vers l’opéra. Ce récitatif, malléable et vivace, ces ariosos gorgés d’affetti évoquent de toute évidence le théâtre musical vénitien. Les pièces retenues font la part belle à l’exaltation et à l’exultation, déployant souvent l’élan et la motricité rythmique des danses, mais elles n’excluent pas le recueillement ni les accents doloristes du lamento.
A l’image des cantates de la fin du siècle, les motets concertants de Monferrato recèlent souvent en fin de section une ritournelle de basse continue, parfois assez élaborée, mais il arrive aussi que le compositeur s’en remette à l’interprète : la mention « Qui si sona » l’invite à développer ses propres idées, selon une pratique courante à l’époque. En l’occurrence, Caroline Huynh Van Xuan se prête au jeu en signant le prélude d’orgue qui introduit l’antienne Regina Coeli ainsi que, au cœur du poignant Salve Regina, un mouvement réunissant les cinq instruments du continuo. Saluons d’ailleurs le soin apporté à l’accompagnement, dont Paulin Bündgen varie l’effectif avec beaucoup d’à-propos. Les vocalises fusent et crépitent au son du clavecin quand l’orgue sied mieux à l’introspection des mouvements lents (Ad sonos), harpe et théorbe ourlant délicatement la prière plus intime du fidèle (Regina Coeli).
Souvent fleurie et virtuose, l’écriture de Monferrato ne prend jamais en défaut l’alto, à la fois ferme et souple, de Paulin Bündgen, mais ici des graves plus colorés, là une émission davantage incisive pourrait rehausser l’éclat, aviver les contrastes et accuser le relief des œuvres. En revanche, le musicien imprime sa juste tension au sublime récitatif qui ouvre Sic ergo Jesu et rend immédiatement palpable l’angoisse qui étreint le croyant. Ce motet est sans doute la révélation majeure de l’album, avec l’étonnant Salve Regina qui lui donne son titre. Bien que le ténébreux prélude joué par Caroline Huynh Van Xuan instaure un climat propice, la gravité du premier mouvement nous saisit autant que son altière beauté, rien ne laissant présager que ce discours chargé d’affliction puisse s’alléger au profit d’une conclusion infiniment suave et quasi hypnotique. Monferrato a également composé un Salve Regina à trois voix (ATB) dont nous aimerions savoir s’il se hisse au même niveau d’inspiration. Cette belle entreprise éveille notre curiosité et pose un jalon essentiel, au même titre que l’anthologie Cavalli confiée à la Cappella Mediterranea (Heroines of the Venetian Baroque), dans la découverte du foisonnant patrimoine vénitien.