L’entreprise apparaît aussi démesurée que l’œuvre elle-même. Réunir en un seul coffret tous les opéras composés par Richard Wagner, treize au total qui, compte tenu de leur dimension, nécessitent quarante-trois CD. Le compositeur allemand n’avait pas le sens du raccourci même si, par ailleurs, ses dons étaient multiples. Poète autant que musicien (il est l’auteur des livrets de tous ses ouvrages lyriques), créateur d’une nouvelle syntaxe musicale – le leitmotiv –, précurseur de l’atonalisme, apôtre de la mélodie infinie, orchestrateur de génie… Un thaumaturge qui, dans son rêve d’art total, voulut édifier son propre théâtre, à Bayreuth, afin d’accueillir son projet le plus insensé, Der Ring der Nibelung, quatre opéras qui forment un cycle complet : Das Rheingold (1869), Die Walküre (1870), Siegfried (1876), Götterdämmerung (1876)1. Notre époque n’a pas fini d’en épuiser la sève. A côté de cette Tétralogie, deux autres chefs-d’œuvre incontestés, tels deux phares projetant leur lumière sacrée : Parsifal (1882) et, plus éblouissant encore, Tristan und Isolde (1865). A ces titres de gloire, s’ajoutent trois ouvrages célèbres qui forment autant de marches vers ces sommets – Der fliegende Holländer (1843), Tannhäuser (1845), Lohengrin (1850) – ainsi qu’un triptyque de jeunesse, à la fois école et laboratoire : Die Feen (1888), Das Liebesverbot (1836) et Rienzi (1842). Wagner, qui était autodidacte, y apprend l’art de composer et commence d’expérimenter certaines formules qu’il développera plus tard. Enfin, seul ouvrage comique dans le lot et aussi « le seul à s’inscrire dans un contexte historique et géographique précis plutôt que dans un cadre mythique ou légendaire »2, Die Meistersinger von Nürnberg (1868) abriterait derrière sa nature parodique un propos que certains disent idéologique. Abrégeons-là ; il nous reste treize intégrales d’opéras à dépiauter et un nombre limité de lignes pour le faire, bien que la plupart des enregistrements réunis dans ce coffret soient déjà – très – connus.
Ainsi ce Parsifal en direct de Bayreuth, un soir miraculeux d’été 1951. George London en Amfortas, Martha Mödl en Kundry, Wolfgang Windgassen dans le rôle titre et Hans Knappertsbusch à la baguette. La messe fut dite ; elle l’est encore aujourd’hui.
Tout aussi indispensable, capté la même année au même endroit (vous avez dit âge d’or ?), Die Meistersinger von Nürnberg mené grand train par Herbert Von Karajan dont l’intérêt premier, outre la direction d’orchestre, réside dans l’Elsa polychrome d’Elisabeth Schwarzkopf.
A Bayreuth encore mais deux ans plus tard, Lohengrin, dirigé honnêtement par Joseph Keilberth, ne se hisse pas au même niveau. Bien sûr, il y a Astrid Varnay et Wolfgang Windgassen mais on trouvera, l’un et l’autre, plus inspirés ailleurs, Hermann Uhde en Telramund aboie et l’Elsa d’Eleanor Steber nous parait bien datée.
Autre témoignage tiré des annales du chant wagnérien, en studio cette fois, l’ultime Isolde de Kirsten Flagstad, une version que la présence de Wilhelm Furtwängler achève de rendre mémorable. Elle, en fin de parcours encore superbe mais à court d’aigu ; lui, d’une lenteur dont la majesté appartient déjà à un autre temps ; tous les deux tournés vers un passé glorieux qu’ils saluent religieusement. Dans ces conditions, la Liebestod flamboie comme un coucher de soleil et la présence de Dietrich Fischer-Dieskau en Kurwenal prend une dimension symbolique. Deux géants s’éloignent, un autre se lève. L’histoire est en marche.
Légendaire aussi, Der Fliegende Hollander, enregistré en concert à Munich en 1944. Une version historique à deux titres : Hans Hotter, le plus emblématique des Hollandais et la direction de Clemens Krauss considérée comme un modèle du genre. Malheureusement, la Senta épaisse de Viorica Ursuleac, dont les « johohoe » de la ballade évoquent plus une Walkyrie cacochyme qu’une jeune fille exaltée, dépare un ensemble qui, sans elle, frôlerait l’idéal.
Si Tannhauser dirigé en 1951 par Robert Heger appartient à l’histoire, c’est davantage à celle du microsillon. Il s’agit en effet d’une des premières versions de cet opéra en 33 tours. On a beaucoup vanté le jeune berger de Rita Streich, au mépris du reste de la distribution. C’est méconnaitre Marianne Schech qui, avant d’être en 1960 la Venus – discutable – de l’édition Konwitschny (EMI), offre là une Elisabeth suffisamment habitée pour nous faire oublier des partenaires indignes et un orchestre efflanqué dont les bois sonnent comme des pipeaux.
Pourquoi ne pas avoir continué ainsi d’interroger la mémoire du disque plutôt que nous imposer un Ring, relativement récent, qui par comparaison avec d’autres semble bien modeste ? C’est d’ailleurs la seule qualité, qu’après avoir longuement cherchée, on trouvera à cet Anneau : la modestie. Günter Neuhold, à la tête de la Badische Staatskapelle nous présente une Tétralogie comme nous ne l’avions jamais envisagée : un récit raconté live par des artistes à taille humaine, au lieu de l’épopée gigantesque à laquelle trop d’enregistrements prestigieux nous ont habitué. Non plus un combat sans merci dans lequel un orchestre et des voix héroïques rivalisent de prouesse mais le retour à une certaine humanité dont détailler les heurs et les malheurs fausserait l’approche. A écouter d’une autre oreille ou passer son tour.
Reste ce qui fait l’un des principaux intérêts de ce coffret, le triptyque de jeunesse dont la discographie est moins abondante que celle des autres opéras de Wagner. Ecartons d’emblée Das Liebesverbot dont la version proposée ici est connue pour ses coupures, sa direction médiocre et ses chanteurs de deuxième catégorie. Mieux vaut pour découvrir cette Défense d’aimer se reporter à l’enregistrement de Wolfgang Sawallisch, lui aussi abrégé mais mieux distribué (Sabine Hass, Pamela Coburn, Robert Schunk, Hermann Prey, etc.)
Idem pour Rienzi où, de nouveau, Wolfgang Sawallisch à la tête du Munich Bavarian State Orchestra s’impose sans peine. A défaut, on nous sert ici une version incomplète, rarement référencée dans les ouvrages spécialisés. Et pour cause : le Sinfonieorchester des Hessischen Rundfunks manque vraiment d’envergure. En Rienzi, Günther Treptow porte beau mais sa voix ne possède ni la souplesse, ni l’aigu capables de rendre justice à une écriture encore très tournée vers Meyerbeer. On se demande d’ailleurs comment le ténor pouvait endurer les rôles de Siegfried et de Tristan qu’il interprétait à cette époque. De même qu’à l’écoute de l’Adriano d’Erna Schlüter, on n’ose imaginer les Isolde et les Brünnhilde qu’elle promenait alors sur les scènes d’Allemagne et d’ailleurs. Mais la direction alerte de Winfried Zillig et le chant lumineux de Trude Eipperle (Irène) aidant, cet enregistrement du « meilleur opéra de Meyerbeer » (selon le mot fameux d’Hans von Bülow) s’écoute sans ennui, parfois même avec plaisir.
Au risque de se répéter, c’est encore à Sawallisch en 1983 au Festival de Munich (avec rien moins que June Anderson, Cheryl Studer et Kurt Moll) que l’on se réfèrera pour appréhender au disque Die Feen. Adaptée d’une pièce de Carlo Gozzi, ce grand opéra romantique composé par Wagner à la fin de l’année 1833 ne fut créé que cinq ans après la mort du compositeur, en 1888. Représenté pour la première fois en Italie à Cagliari cent-dix ans plus tard, il fit l’objet d’une captation sonore que l’on retrouve ici. Pas de noms fameux pour défendre une écriture que Wagner, dans l’inconscience de sa jeunesse, a rendue impossible. C’est dire si les chanteurs sont à l’épreuve. Rien d’indigne cependant. En Arindal, le prince charmant de ce conte de « féés », Raimo Sirkiä, imperturbable, est mollement applaudi à la fin de son premier air (« Wo find ich dich, wo wird mir Trost »). L’héroïsme de sa scène de folie le montre tout aussi inébranlable. Du granit, tant au niveau de la voix qu’hélas de l’expression. Sue Patchell prête à Ada des intentions qui conviendraient mieux à la fille de Wotan, Brünnhilde, qu’à celle du Roi des Fées. Pour autant, sur un ambitus d’une longueur exagérée, la soprano accuse peu de faiblesses, dans le grave comme dans l’aigu. Il lui manque juste l’étincelle qui parviendrait à transfigurer un rôle difficile à animer. La direction de Gabor Ötvös est du même acabit, consciencieuse à défaut d’être prophétique. Bien malin qui à l’écoute de ces Fées pourra deviner qu’une page de l’histoire de l’opéra est en train de se tourner.
Un livret de 24 pages complète ce coffret d’un format particulier (un carré de 26 cm de côté sur 3,5 cm d’épaisseur) dont l’originalité fait la valeur. A l’intérieur, en anglais uniquement, pour chaque opéra, le détail des distributions, les synopsis et divers témoignages du compositeur lui-même, d’amis, d’admirateurs (Friedrich Nietzsche, Hans von Bülow, Glenn Gould, Hector Berlioz, etc.). Parmi toutes ces déclarations de principe, d’amour, d’amitié, on retiendra en guise de conclusion, celle que Wagner fit à Louis II : « Je suis le seul qui peut juger correctement de la signification de ce travail »3. A tout seigneur…
Christophe Rizoud
1 les dates indiquées entre parenthèses sont les dates de création – et non de composition – des opéras
2 source Wikipedia
3 « I am the only one who can rightly judge the meaning of this work. »