Cinq enregistrements intégraux depuis 1963, y compris ce dernier, de 2021, quelques productions, pourquoi ce dramma lirico est-il si rare, tant sur nos scènes qu’au disque ? Les moqueries de Puccini et d’Annuzzio ? La réputation de facilité, d’esprit bravache et de vulgarité parfois associée aux ouvrages véristes ? En 2014, Michele Mariotti nous avait révélé Zingari au Festival Radio-France Montpellier (Méfiez-vous des ténors jaloux), en version de concert.
La genèse du dramma lirico est singulière. Vingt ans après Paillasse, Leoncavallo est sollicité par l’Hippodrome de Londres (cirque devenu salle de spectacle) pour y diriger une version condensée du drame vériste, réduite à une demi-heure. Le succès est tel qu’il se voit commander un nouvel ouvrage. Bien que pas moins de quatorze opéras aient été écrits sur des livrets puisant à la même source, il va user de son incontestable expérience lyrique et orchestrale pour métisser ce qui reste d’expression forte, et italienne, du vérisme à l’inspiration tzigane. Véritable synthèse des situations et des passions du monde bohémien, on y trouvera bien des thèmes familiers (bivouac, chaudronniers battant le métal, le feu, l’amour plus fort que la mort etc.). Le livret s’inspire d’un des « poèmes byroniens » de Pouchkine, écrit avant Boris Godounov. Rachmaninov s’en était déjà emparé (Aleko) dès 1893. Aleko, romanisé en Radu, jeune noble de Saint-Pétersbourg est un révolté, transfuge de la société policée, admis à partager la vie libre, simple et naturelle des tziganes. Il y épouse Fleana (Zemphyra chez Rachmaninov). Dans un accès de jalousie, il la tue avec son amant, le poète Tamar, en incendiant la cabane où ils ont rendez-vous. Son beau-père, chef de la communauté, sauve Radu en le bannissant (« il est fou »). Concis, resserré à l’extrême, le livret ménage de beaux moments, airs, duos et chœurs, sans oublier le splendide nocturne orchestral. A signaler la reconstruction de la partition originale de 1912, qui se traduit notamment par un final du premier épisode où le duo d’amour paraît amplifié, sans jamais accuser quelque longueur, tant l’expression en est juste.
Malgré cette brièveté, l’ouvrage est d’une rare exigence à l’endroit de ses interprètes, des solistes tout particulièrement. Krassimira Stoyanova n’a plus rien à prouver. Elle nous vaut une Fleana, sincère, naturelle, fière, énergique, volontaire. Tour à tour juvénile, passionnée, moqueuse, voluptueuse et cruelle, c’est bien une fille de Carmen. A moins qu’Azucena soit sa tante. Dès son « addormentarmi, accarezzarmi », elle déploie une voix somptueuse, large et longue, au service d’une diablesse. Son « La, la, la… amor, amor » mériterait de figurer dans toutes les anthologies. Radu, attachant, sensible et digne, est confié au ténor Arsen Soghomonyan. Les moyens sont là, comme l’intelligence du rôle. La voix est ample et son timbre barytonnant convient au personnage. Pour autant, ses aigus clairs et bien projetés permettent un « Dammi un amore salvaggio e ribello » rayonnant, avec, pour contraire, son « M’attendevi », accablé, désespéré. Ses deux duos avec Fleana sont un régal. Les voix sont souples, longues et les timbres s’accordent remarquablement. Tamar, Stephen Gaertner est un beau baryton, L’émission est sonore, au timbre séduisant, les aigus sont mordants. Sa souffrance du début (« ah, taci… ») se mue en un chant rayonnant dans le « Canto notturno » du second épisode. Quant au Vieux, figure slave et sage, père aimant et blessé, noble et généreux, Lukasz Golinski, baryton-basse, lui donne l’autorité comme la tendresse, d’une voix solide, homogène dont la conduite traduit une profonde intelligence du personnage. Tout juste regrette-t-on que son timbre ne le distingue pas suffisamment de celui de Tamar.
Enfin personnage à part entière, le chœur intervient sous toutes ses formes pour exprimer l’unité du clan – encore qu’hommes et femmes s’en distinguent – avec les pulsions propres aux foules. La précision des attaques, les modelés, l’articulation n’appellent que des éloges. Jamais l’orchestre ni les choeurs ne sont banals ou ternes, Leoncavallo use avec un rare raffinement de toute la palette expressive, des dynamiques comme des couleurs. La séduction première ne doit pas masquer la richesse, la subtilité et l’élégance. L’orchestre, très extériorisé dans la polonaise d’ouverture, trouve les nuances et les fondus pour l’intermezzo, page admirable où la flûte, lascive, déroule ses arabesques sur un continuum pianissimo des cordes. L’atmosphère nocturne y est traduite merveilleusement.
Animée, contrastée, avec des équilibres subtils appelés par l’orchestration, c’est un plaisir constant que d’apprécier la direction de Carlo Rizzi. Sa longue expérience lyrique – il dirige depuis quarante ans presqu’uniquement le répertoire italien allant de Bellini et Donizetti à Puccini – nous vaut une écoute équilibrée au service du chant, qu’il soit confié aux solistes ou aux instruments. Il est ici dans son élément, sachant éviter les pièges d’une lecture triviale, et conduit remarquablement les tensions dramatiques comme les pages poétiques ou tendres. Les cuivres, très sollicités, ne sont jamais criards et prennent des tons chambristes.
Opera Rara, label auquel les amateurs d’art lyrique doivent tant de découvertes, signe là une nouvelle réussite : La démonstration semble maintenant confirmée qu’en confiant la réalisation à des interprètes pleinement engagés, dotés de moyens indéniables, l’ouvrage mérite d’être défendu. Accessible au plus grand nombre par sa force dramatique comme par sa réalisation musicale, il faut de nouveau souhaiter qu’il retrouve la scène.